Renaud reprend la Bastille

La Vie

N° 2288, 6 juillet 1989

RENAUD REPREND LA BASTILLE

Le 8 juillet, ce chanteur populaire organise un concert-manifestation pour protester contre la simultanéité du sommet « des riches » et des fête du Bicentenaire. Une interview bilan.

  

 

 

La semaine
RENCONTRE

Le chanteur organise un concert-manifestation pour protester contre les fastes du Bicentenaire

Pauvre Bicentenaire ! Attaqué pèle-même sur sa droite par les automobilistes parisiens privés de circulation et par les nostalgiques de l’ancien régime, le voilà également critiqué sur sa gauche. « Dette, colonies, apartheid : ça suffat comme ci ». Sous ce titre provocateur, façon verlan, plus de 400 personnalités – chrétiens, syndicalistes, tiers mondistes, chanteurs (de Mgr Gaillot à Harlem Désir en passant par Jean Ferrat et Renaud) – protestent contre la tenue simultanée à Paris des fêtes du Bicentenaire et du sommet des sept pays les plus industrialisés. 

« Ce sommet des riches est une insulte aux idéaux de la révolutions française », dénonce notamment le chanteur Renaud, organisateur de cette rébellion. Le samedi 8 juillet, après une manifestation, il organise avec entre autres son ami Sud-Africain Johnny Clegg un concert nocturne et gratuit à… la Bastille. A deux pas de cet endroit, dans les locaux modernes et chics de Virgin, sa maison de disques, Renaud a accepté de s’en expliquer.

« Je suis militant du parti des enfants de la Terre », chante Renaud.
Sebastião Salgado

– L’Elysée vous reproche d’avoir mal lu le programme du Bicentenaire. Et de passe sous silence le fait qu’à côté des chefs d’Etat des pays les plus industrialisés, il y aura une vingtaine du chef d’Etat du tiers monde…

– Comme si les chefs d’état du tiers monde n’étaient pas souvent eux-mêmes les propres exploiteurs de leur peuple ! Pour un Sankara (NDLR : ancien président du Burkina Faso) qui oblige ses ministres à rouler en R5, combien de petits monarques roulent toujours en Mercedes ?

– Au cours de ce sommet des « pays riches », il sera tout de même beaucoup question de l’annulation de la dette du tiers monde.

– J’attends de François Mitterrand qu’il pousse plus loin le geste qu’il a fait récemment à Dakar. Qu’il annule la totalité de la dette des pays pauvres à l’égard de la France et qu’il incite les autres pays riches à faire de même. Malgré tout, la venue à Paris, le 14 juillet, des maîtres du monde me reste en travers de la gorge.

– Dans un texte virulent publié la semaine dernière par le journal Le Monde, vous vous en prenez aux « Seigneurs du monde, saigneurs du tiers-monde ». Les pays industrialisés sont certainement des pays riches, mais aussi des pays démocratiques. Où on peut voter, manifester, chanter, gueuler…

– C’est ce que m’a dit Jacques Attali (NDLR : conseiller spécial du président de la République). Bien sûr qu’on peut voter ! Manquerait plus que ça ! On peut aussi – pourquoi pas – reprendre la Bastille. En aucun cas, je n’échangerais le régime dans lequel je vis ici contre celui du moindre des pays de l’Est, de la Turquie, d’Haïti, etc. La démocratie, c’est le moindre des maux. Mon type de société idéale, il n’est plus de ce monde, si de ce temps.

– C’est quoi votre société idéale ?

– C’est de l’utopie. Ce sont les sociétés indiennes en Amérique du Nord avant l’arrivée des colons, responsables de leurs génocides. Les Indiens n’avaient pas de magnétoscopes, mais ils avaient tout le ciel, la terre, les oiseaux. Ils respectaient la nature parce qu’ils avaient conscience d’en faire partie. Malgré tous les apports de la démocratie, il ne faudrait pas oublier que notre niveau de richesse a été obtenu par l’étranglement économique des pays pauvres.

– Mais quand les étudiants chinois manifestent sur la Place Tian An Men, ils construisent la réplique de la statue de la Liberté… américaine.

– Oui, d’accord. Mais ils font également référence aux idéaux révolutionnaires de Mao.

– On a du mal à vous suivre politiquement. Tantôt « rouge » (vous avez été en URSS en 1985), tantôt rose (vous avez appelé à voter Mitterrand) et souvent « vert » (« Je suis militant du parti des oiseaux, des baleines, des enfants, de la terre et de l’eau » dit une de vos chansons). C’est cela être « anarcho-mitterrandiste » ?

– Oui, un peu. En URSS, j’y suis allé trois and trop tôt. Pour le reste, je demeure fidèle à l’homme Mitterrand, à son humanisme. Je n’oublie pas qu’il a fait abolir la peine de mort. La gauche, avec toutes ses tendances, c’est ma famille, mes potes. En période électorale, quand il s’agit de choisir entre une justice façon Badinter et un autre représenté par Peyrefitte, je n’hésite pas. Mais je revendique le droit d’être critique vis-à-vis de ma famille.

– D’où vous vient cette sensibilité aux injustices ? A vos racines familiales, à vos origines protestantes ? A des lectures ? A vos voyages ?

– Je vais finir par croire que ma chrétienté – que je fuis pourtant – doit être inscrites dans mes gènes. Je ne sais pas si c’est le fait de porter tous les jours ma croix huguenote, mais je me sens infiniment plus proche des gens de la Cause (NDLR : une organisation gouvernementale de type CCFD, mais à caractère protestant) que par exemple des journalistes – anciens gauchistes – de Libération. Je me souviens aussi avoir vu mes parents revenir en pleurant de la manifestation contre la guerre d’Algérie au métro Charonne. Il y avait eu huit morts, écrasés par la police contre les grilles du métro. Cela m’a marqué.

– A propos d’indépendance, comment avez-vous ressenti la mort de Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwéné Yeiwéné ?

– Même s’ils ont été assassinés par une extrémiste kanak, ils sont en quelque sorte les victimes du colonialiste. Mais aussi, je voudrais bien croire, aux accords de Matignon. Par exemple, j’ai aidé financièrement des amis kanaks à mettre sur pied, dans la tribu d’Oundje, un atelier de construction navale, pour leur réapprendre la pêche en mer. En bien, l’aide de l’administration territoriale a été égale à… zéro.

– En 1985, avec d’autres artistes, vous avez pris l’initiative du disque « Chanteurs sans frontières » pour l’Ethiopie. Qu’est-ce que cela a changé concrètement pour les Ethiopiens victimes de la faim ?

– Les deux millions de disques vendus ont rapporté plus de deux milliards de centimes qui ont été versés intégralement à « Médecins sans frontières ». Ils en ont fait bon usage puisqu’ils ont acheté dix camions, bourrés de plaquettes vitaminées, pour le nord de l’Ethiopie. Dans ma grande naïveté, je croyais que cela sauverait beaucoup d’enfants de la mort. Mais un jour, un spécialiste m’a dit qu’au lieu de dix camions, il en aurait fallu 2 000 ! Alors, je n’en retire pas une grande fierté, même si je ne regrette rien. Un enfant africain de sauvé, c’est tout de même un belle goutte d’eau.

– Vous pensez toujours que vos chansons peuvent avoir un impact sur l’état du monde ?

– Je l’espère. Parce que chanter uniquement pour distraire ou apporter un peu d’émotion, il y a longtemps que j’aurais jeté l’éponge. C’est un métier qui est trop fait de compromissions, de jalousies, de rivalités. Et puis surtout, ce qui m’empêche presque de dormir, c’est cette différence entre une chanson (la création artistique) et ce que ça devient quand on est obligé de la vendre. Dam ma conception puriste, la chanson ne devrait jamais être un produit.

– L’année dernière, au moment de la sortie de « Putain de camion », vous vous êtes révolté contre certaines règles du show-biz (les interviews, la promotion). Et finalement, vous avez été obligé de faire machine arrière.

– Je continue à payer mon insolence vis-à-vis des médias, ce qui prouve la force du système. De là à dire que mon disque ne s’est pas vendu, comme se sont empressées de le dire les plus pourries des radios FM, il y a une marge. J’en ai vendu 650 000 exemplaires et 300 000 personnes sont venues assister à mon spectacle au Zénith et en province. Pas mal pour un échec. Mais oui, je redonne des interviews. J’essaye simplement de ne pas les accorder à n’importe qui. C’est comme les émissions de télévision, je refuse de participer aux plus débiles.

Avec François Mitterrand, pendant la campagne électorale de 88.

– Je crois que vous recevez beaucoup de courrier. On vous considère un peu comme une assistante sociale.

– Assistante sociale, psychiatre, docteur, banquier, avocat … Tous les matins, je reçois toute la misère du monde. Alors je fais des choix arbitraires, selon mon humeur ou la tournure de la lettre. Récemment, je voulais monter une fondation et écrire à trois cents artistes français en leur faisant un petit compte-rendu des vingt dernières sollicitations que j’ai reçues par courrier. Moi, j’ouvre ma gueule pour dire qu’il y a des hommes innocents en prison au Portugal, allez hop, on m’écrit pour me dire qu’il y en a aussi au Kurdistan, en Palestine, en Nouvelle-Calédonie…

– Ça vous a touché la phrase de Pauwels qui, dans un éditorial du Figaro Magazine vous a associé, avec Coluche, au « sida mental » qui ronge la jeunesse ?

– J’ai l’habitude de l’insolence et de l’impertinence et j’aime plutôt les gens qui écrivent avec véhémence. Mais là, la violence du propos m’a choqué. Parce que, malgré des apparences subversives, les valeurs de Coluche et les miennes n’ont rien à voir avec une maladie mortelle. Mais évidemment, pour certains, l’amour et la haine c’est subversif. Je ne veux pas dire que Coluche et moi on n’est qu’amour et beauté, mais pour qui nous écoute bien, nous sommes du côté de la vie.

– Vous avez dit un jour : « Quand je me lève le matin, je suis un homme heureux. J’accompagne ma fille à l’école, tout va bien. Je vais boire mon café au bistrot, je lis la presse et je deviens malheureux ». Finalement, il ne faudrait plus de journaux ?

– Quand je naviguait sur les mers, j’étais préservé de tout cela. Mais je ne suis pas fait pour vivre sur une île déserte. J’ai besoin de mes contemporains, même dans leurs bassesses. Quand Otelo de Carvalho, un prisonnier politique portugais dont je me suis beaucoup occupé, est sorti de prison, ma femme m’a dit : « Tu vas pouvoir t’occuper un peu plus de nous ». C’est à dire d’elle et notre fille Lolita, qui a huit ans. Malheureusement, je ne crois pas que l’avenir va leur donner raison…

Propos recueillis par 
OLIVIER NOUAILLAS

  

Source : La Vie