Renaud retrouve le Nord

Le Jour

12 et 13 juin 1993

Apache à foulard, Renaud a cristallisé l’énervement d’une critique rock qui perd pied devant tout ce qui sonne français. N’ayant pas non plus sa langue dans sa poche, il est devenu à peu près aussi indésirable en politique. Toujours prêt à porter blouson noir et drapeau rouge quand personne n’y pense, Renaud l’intempestif intéresse Le Jour. D’autant que son dernier disque en ch’timi « Renaud cante el’ Nord » est une réussite. Tout un album de chansons de mineurs, apprises pendant qu’il tournait « Germinal » à Valenciennes. C’est simplement beau. Et personne ne connaissait. Dans cet entretien exclusif, il sera d’abord question de ça : La France. Un fichu pays que personne ne connaît.

Le Jour : Entretien exclusif, double magnétophone sur la table, c’est presque une cérémonie. C’est de la prudence ?

Renaud : On est obligé aujourd’hui d’imaginer une stratégie pour se faire entendre. J’essaie simplement de m’adapter à mon époque. Il y a vingt ans, le talent suffisait, la chance et la sueur. Aujourd’hui, la réussite d’un disque dépend à 70% du marketing. L’artiste est devenu un produit. Je le déplore, mais je constate. Un produit, c’est soumis à la loi du marché, à la concurrence, aux médias. Alors pour ne pas trop se soumettre à cette logique-là, on doit se trouver des stratégies. Chercher le moyen de faire passer l’info sans vendre son âme. « Stratégies »… c’est presque par ironie que je dis ça. À mon sens, c’est seulement des décisions que je prends. Je veux choisir les gens avec qui je vais parler. Je n’ai aucune raison d’aller faire le faux-cul avec des gens que je n’aime pas. Ma stratégie, c’est de dire : je fais telle émission de télé parce qu’elle me plaît. Je ne vais pas aller chez un couillon pour aller faire du score. L’audimat ne décide pas pour moi. Au moins ça. Sinon, pour revenir à la période où j’ai tout rejeté en bloc, télé, presse et radio, j’en suis un peu revenu. On vit une époque de communication et d’images et si on ne communique plus, si on ne passe plus par l’image, j’ai bien peur qu’on n’existe plus.

Le Jour : on ne peut que tomber à partir d’un million de disques…

Renaud : Tu es bien un des premiers journalistes que je rencontre à partir de cette donnée. Quand je vendais plus d’un million d’albums – ça m’est arrivé deux fois de suite avec « Mistral gagnant » et « Morgane de toi » – je savais que c’étaient des ventes exceptionnelles, et que ça ne durerait pas. Mais quand je n’ai plus vendu « que » 600.000 du disque suivant, les médias me sont tombés dessus. Pour d’autres, on glisse. Pour Renaud, c’est une info. J’en ai parlé récemment avec Francis Cabrel et Patrick Bruel. Eux non plus ne s’attendent pas à vendre toujours le million. Ils savent bien que c’est le reflet d’une époque, d’une mentalité, d’une conjoncture. Tu es dans l’air du temps, donc tu ramasses des touristes. Des gens qui ne sont pas forcément fans de toi. L’important c’est, sur la longueur, de garder un public fidèle et de qualité.

Le Jour : Là où la calculette règne, que peux-tu ?

Renaud : Quand je fais un spectacle, je veux plaire au plus grand nombre de gens, je ne vais pas dire le contraire. Mais ce n’est pas pour ça que je veux plaire à tout le monde. Moi, il y a des gens qui ne me plaisent pas. J’ai envie d’avoir des ennemis. J’ai envie que mes ennemis n’aiment pas mes chansons. J’ai envie que mes ennemis en prennent plein la gueule. Je n’ai pas envie qu’ils aient envie d’acheter mes disques.

Le Jour : On parle beaucoup de la légende noire des losers du rock. Mais les chanteurs de variété sont souvent plus fragiles encore…

Renaud : C’est sûr que j’étais moins sujet à l’angoisse quand je ne vendais pas, ou quand je faisais des salles de 80 personnes. Je ne risquais pas de tomber du tout, d’ailleurs, puisque je n’étais monté nulle part. Comme tu dis, arrivé au sommet, tu ne peux plus que redescendre ou tomber. Et plus t’es haut, plus dure sera la chute… Mais le pire, dans la notoriété, c’est qu’on est sujet à tellement de critiques qu’on est sur la défensive tout le temps. La presse rock est une petite chapelle. On est de la secte ou non. J’ai parfois été agressif, mais j’étais blessé d’être traîné dans la boue par Actuel, Rock and Folk ou Libération, qui faisaient partie des rares journaux que j’aimais lire. Ils n’aiment qu’un style de musique, alors qu’il y a souvent plus de subversion, d’idées, de nouveauté et de force dans des chansons de Cabrel ou de Brassens que dans le dernier Cure. Le snobisme à l’égard de la musique anglo-saxonne se traduit toujours par un mépris de la chanson française, quelle qu’elle soit. On nous mettait quasiment dans le même sac, Dalida et moi ! C’était jugé franchouillard, c’était pas bien « produit » (ce mot ridicule) et puis surtout on se voulait de gauche et on vendait beaucoup de disques, on passait chez Guy Lux. Ce vieux procès quoi…

Le jour : La solitude ?

Renaud : Il faut relativiser. Je n’ai pas le sentiment de m’être cassé la gueule quand je joue en province ou quand je vois l’état de mes royalties. Le public se renouvelle. Les adolescentes de quinze ans qui étaient amoureuses de moi en 1985 sont tombées sur un mec qui leur a fait découvrir Sting, ou Prince. Elles ont remplacé le poster de Renaud au-dessus de leur lit par la photo de leur mec. J’écris ce que je peux écrire, ce dont j’ai envie, ce qui me sort des tripes. Que ça plaise ou non, à la limite, je m’en fous un peu, si ça me plaît à moi, à ma femme, mes proches, ma môme, mes copains, c’est pas que ça me suffit, mais je me dis que ça me va. Tous les gens qui créent se sentent seuls. On peut difficilement demander l’aide de quelqu’un quand il s’agit de sortir ce qu’on a dans la tête ou dans le cœur.

Le Jour : les gens qui vendent beaucoup de disques sont étonnamment sensibles à la critique. Le succès ne blinde pas ?

Renaud : Les critiques m’ont toujours fait du mal. Proportionnellement, une mauvaise critique fait toujours plus de mal qu’une bonne ne fait rien. Les bonnes, elles vous flattent sans rien vous apprendre. Les mauvaises vous blessent sans vous enrichir. Et la blessure dure plus longtemps que la flatterie. Ce n’est pas motivé par le désir de plaire à tout le monde, et donc à tous les journalistes, mais je fais partie des gens qui n’arrivent pas à se dire : Le Monde ou Libé m’ont chié dessus, mais ma salle est pleine, c’est donc le public qui a raison. Je n’ai jamais considéré que le public avait raison. Sinon, autant dire que Dorothée, Claude Zidi ou les Charlots ont un talent fou ! Je plains ceux qui souhaitent plaire en même temps au public et à la critique. Quand ça arrive, c’est une espèce d’état de grâce qui ne dure pas longtemps. Ça m’est arrivé, mais en général, la critique attend le premier faux pas pour nous enfoncer, pour se venger d’avoir eu à écrire que c’était bien quand elle y était obligée pour suivre son lectorat.

Le Jour : Est-ce que le nouveau disque sur le Nord déplace suffisamment le terrain pour obliger la critique à avoir des yeux neufs ?

Renaud : Je n’en sait franchement rien. J’avais envie de chanter ces chansons du Nord. Je l’ai fait, point final. Advienne que pourra. Ça va plaire à certains, déplaire à d’autres. Cela sera jugé différemment selon qu’on est ch’timi ou pas, qu’on est sensible aux chansons populaires ou totalement allergique à ça. Je ne me pose pas trop la question.

Le Jour : Toute la promotion s’est faite dans le Nord.

Renaud : C’est particulièrement aux gens du Nord que ce disque s’adresse. C’est devant eux que j’ai le plus envie de m’expliquer. Je devrais peut-être aller le défendre à Marseille, mais je n’ai ni l’envie, ni le courage de me taper une campagne de promotion habituelle comme s’il s’agissait d’un nouveau Renaud. Les chansons ne sont pas de moi. Ce n’est pas mon petit nouveau-né. C’est presque un adopté.

Le Jour : On est responsable vis-à-vis des enfants adoptés.

Renaud : Oui, mais je ne pense pas les avoir mal habillés, déjà d’entrée.

Le Jour : Le disque est spécial, donc il n’y a pas obligation de le vendre ?

Renaud : En vendrais-je cent que je serais heureux. Même si j’aimerais toucher plus de gens.

Le Jour : Comment on se retrouve à chanter en ch’timi ?

Renaud : Pendant le tournage de « Germinal », le prochain Claude Berri, je me suis ennuyé des heures entre les prises. Le métier d’acteur, c’est une école de patience, et moi je déteste l’inactivité, donc j’ai sympathisé avec les figurants, des anciens mineurs, et je passais des journées entières à parler avec eux, à boire des coups, à chanter et à discuter. Un soir de tournage, avec une centaine de figurants, on s’est mis à déconner autour d’un brasero. Les gars se sont mis à chanter des chansons du Nord, des chansons de ce disque. Et j’ai trouvé ça superbe. Certains m’ont amené des cassettes le lendemain. La plupart interprétées par deux anciens mineurs accordéonistes passés à la chanson : Simon Collier et Edmond Tanière. Je les écoutais en boucle dans mes allers-retours Paris-Valenciennes, deux fois par semaine. Un jour, j’ai craqué. Je les chantais au volant à tue-tête, phonétiquement pour les plus difficiles, et je me suis dit : je vais les chanter, ces chansons. Les faire découvrir à ces enfants de mineurs qui les rejettent parce que ce sont les chansons de leurs grands-parents. C’est ma manière de rendre hommage à ces gens qui m’ont accueilli, qui m’ont aimé. Que j’ai découvert moi-même et aimés pendant six mois.

Le Jour : Qu’est-ce que cela change, de chanter les chansons des autres ?

Renaud : Je suis un amoureux de la belle chanson, de la belle écriture. J’aime les musiques qui représentent un patrimoine, une culture, un corps de métier. Les chansons populaires et réalistes. Et je me suis dit : si je ne chante pas ces chansons, qui va les chanter ? Elles vont disparaître dans la mémoire collective. Et puis j’ai réalisé qu’à force de se vouloir auteur-compositeur à tout prix, on a tendance à oublier qu’on est d’abord un interprète. Chanteur, ce n’est pas seulement un métier d’orgueilleux qui consiste à se dire : j’écris moi-même mes chansons. On peut se dire simplement : je les chante, elles sont pas de moi. Ça remonte à une tradition qui a toujours existé : un auteur-compositeur comme Léo Ferré a chanté Aragon et Verlaine, Marc Ogereta immortalisé les chansons de la Commune… C’était encore fréquent dans les années 50-60. Je trouverais sympa que demain, Cabrel, Lavilliers ou Paul Personne fassent un peu la même démarche. Pourquoi Cabrel ne ferait pas quelques chansons du Sud-Ouest ? Il doit y en avoir de très belles aussi. Pourquoi Lavilliers ne chanterait pas de chansons de mineurs de Saint-Etienne ? Il doit bien y en avoir dans les archives.

Le Jour : La gauche a été à l’avant-garde de la modernisation culturelle. Le simple fait de ressortir les vieux trucs lui paraissait une horreur. Basques, Occitans, à priori on est méfiant à gauche.

Renaud : Ils craignent que ce développement des cultures régionales entraîne le nationalisme. Ça peut arriver parfois. La gauche a déconsidéré les cultures régionales. C’est un comble que ce soit la droite qui apparaisse comme le défenseur du terroir, parce que la gauche a encore merdé sur ce terrain-là. Le mépris et la trouille avec lesquels ils ont considéré la cause basque est un bon exemple. Il était plus facile pour moi d’aller parler à l’Elysée de Nelson Mandela que de Jean-Philippe Casabonne. En prison depuis six ans en Espagne pour avoir ouvert sa porte à des réfugiés basques menacés d’expulsion, et qui n’a commis aucune violence. Il n’a rien fait d’autre que de mettre en pratique la tradition des bergers basques qui veut que le foin dans le grenier soit pour celui qui passe. Les hommes politiques de gauche à qui j’ai évoqué ce cas de prisonnier d’opinion n’en avaient visiblement rien à battre, et même touchaient ce problème avec des pincettes.

Le Jour : Tu as un rapport direct avec le Pays Basque ?

Renaud : J’ai une attirance et une passion inexplicables pour ce peuple. J’ai fait deux concerts pour les Ikastolak, les écoles en langue basque qui étaient associées à la défense de l’ours des Pyrénées. Je suis presque persuadé que si j’avais passé six mois au Pays Basque, pour un tournage ou autre, je serai revenu avec un disque en basque. C’est un besoin pour moi de découvrir d’autres gens, d’autres mœurs. De prendre le meilleur et de le faire découvrir à d’autres.

Le Jour : Là, c’est en français. Lavilliers le faisait au Brésil.

Renaud : On lui a beaucoup reproché. Moi je trouve ça plutôt positif comme démarche. Prendre des musiciens new-yorkais pour parler de son vécu à New-York, ça me paraît logique. C’est des carnets de voyages.

Le Jour : C’est encore en France qu’on peut s’étonner le plus. Il faut seulement chercher. Nous connaissons incroyablement mal notre pays.

Renaud : Je ne sais pas si c’est en France qu’on s’étonne le plus, mais je sais que la France c’est une marmite de cultures différentes. De peuples, de races et de gens différents. Le Nord, c’est des Polonais, des Italiens, des Marocains qui sont aujourd’hui ch’timis. C’est fascinant.

Le Jour : Est-ce qu’on n’est pas en train de payer notre indifférence envers la France ?

Renaud : Pour des raisons de frontières symboliques, presque imaginaires, on quitte la frontière de la France et on se croit à l’étranger. Mais quand on quitte le boulevard périphérique, là aussi on est à l’étranger. Pour moi, l’extérieur du monde ne commence pas à la frontière franco-belge, mais quand je sors de chez moi.

Le Jour : Si des gens comme nous ne font pas cet effort-là, nous laissons le champ libre à d’autres. On connaît mieux les chanteurs zaïrois que les chanteurs du Nord. Je n’avais jamais entendu parler d’eux. Les médias les plus courageux ont fait l’impasse là-dessus.

Renaud : Il fallait aller chercher des artistes hors des frontières, si possible en Afrique. Avec ce côté anti-franchouillard qui fait qu’on méprise tout ce qui pouvait être la rumba zaïroise, ou bretonne ou ch’timi qui, à mon sens, est aussi importante.

Le Jour : Depuis Maastricht, la question de la nation revient au centre des débats. Qu’est-ce qu’on peut dire aux gens ? Il faudrait désamorcer ce qu’il y aurait de pire dans le nationalisme, qui est une sorte de vernis. Parce que Français, en réalité, ça n’existe pas. 72% des Français approuveraient une réforme du code de la nationalité qui est assez problématique.

Renaud : Honteuse, même. Parce que leur horizon, c’est la France dans ses frontières. Et ils pensent qu’ils sont un seul peuple, une seule race, une seule histoire, une seule géographie. Tout ce qui n’est pas dans ce moule est étranger, et donc ennemi. Mais Français, c’est un peu une chimère. Ça n’existe pas. C’est une multitude d’individus.

Le Jour : Les gens du Nord, sans le savoir, c’est les étrangers de l’intérieur. À la limite, ils peuvent même être méprisés comme tels.

Renaud : Comme les Basques ou les Bretons. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a une grande solidarité en Bretagne vis-à-vis des Basques.

Le Jour : L’avenir ?

Renaud : Les pronostics sur l’avenir, c’est pas mon truc. Surtout en ce qui concerne cette entité, les Français.

Le Jour : Par exemple en ce moment tu n’as pas envie de quitter ce pays ? Tous les jeunes que je connais ont envie de se casser. C’est incroyable. Ils le feront pas. Mais il y a le désir.

Renaud : Mais je ne suis pas jeune. Je ne suis pas sûr que ce soit mieux en Angleterre, pour prendre cet exemple. Est-ce qu’il y a moins d’exclusions, de racisme, plus de fraternité ? Ce genre de réalité est-il plus supportable en étant étranger dans un autre pays que le sien ? Moi, c’est le contraire, j’aurais eu plus tendance à fuir ce pays il y a quelques mois ou quelques années. C’est maintenant qu’il faut rester et combattre, et gueuler et bouger. Mon cas est un peu particulier. Je vis beaucoup entouré de copains qui sont la bande de Charlie Hebdo, et c’est quand même stimulant de bosser avec des gens qui ne renoncent pas – comme vous dans votre journal, par exemple.

Le Jour : Et le chanteur Renaud qui joue dans « Germinal », il se voit comme l’acteur de quoi ?

Renaud : Je crois que Claude Berri a dit qu’ « Uranus », c’était la lâcheté, le désespoir et le renoncement, et « Germinal » l’espoir, le courage et la dignité. Je peux jouer dans un film comme ça.

Le Jour : « Germinal », c’est un peu vieux, non ? De toute façon, on ne fera plus grève dans les mines.

Renaud : On a peut-être fermé les mines, mais il était temps que le cinéma rende hommage aux mineurs. « Germinal » n’est pas du tout passéiste et nostalgique. Je trouve le film plutôt prémonitoire, en tout cas plus universel qu’il n’y paraît. C’est AUJOURD’HUI que les enfants de Colombie, du Brésil, les mineurs d’Afrique du Sud vivent la misère décrite par Zola. Je ne sais pas si « Germinal » peut aider les banlieues, mais je sais qu’il va redonner une dignité aux idées de révolte. Les luttes sociales, ça existe. Même si on s’est servi de la chute du communisme pour en discréditer l’idée.

Le Jour : Il y a un drapeau rouge dans « Germinal » ?

Renaud : Je ne me souviens pas si Zola l’a mis dans le livre, je ne crois pas. Mais c’est vrai que le film réhabilite à sa manière le drapeau rouge.

Le Jour : Tu penses qu’on ne peut pas s’en passer ?

Renaud : Le drapeau rouge qu’on piétine aujourd’hui, je trouve ça scandaleux. On peut piétiner la faucille et le marteau, pour le système bureaucratique et totalitaire des pays de l’Est, qui ont détourné le communisme de son sens initial. Comme on peut chier aujourd’hui sur les églises et les curés pour avoir détourné le message divin, lumineux, des évangiles. Quoiqu’on dise, je garde ma tendresse pour Rosa Luxembourg, Che Guevara et Jésus Christ.

Le Jour : Margerin vient de sortir « Le retour de Lucien ». On dirait que sa banlieue à lui est finie. Disparus les blousons noirs ! Ça donne un drôle d’effet rétro à ses dessins.

Renaud : Un peu comme mes chansons sur la banlieue d’il y a dix ans. HLM, Gérard Lambert et compagnie. Les personnages de Margerin avaient des santiags et des blousons noirs. Aujourd’hui, les gosses des cités ont des baskets et des trainings. On oublie « Germinal », là ?

Le Jour : Pas vraiment. On se demande à quoi sert le cinéma.

Renaud : Quand j’ai accepté de faire « Germinal », je n’ai pas imaginé entreprendre une démarche politique envers les jeunes des cités, ni même des Dupont-La-Joie de banlieue. La banlieue, qu’est-ce qu’on peut lui dire ?

Le Jour : Personne ne lui dit rien, justement. Autant on parle de la banlieue, autant on n’a jamais rien à lui dire.

Renaud : J’irais encore plus loin que Margerin : je n’ai pas honte de l’avouer : je suis complètement déconnecté des banlieues. C’est un monde que j’ai connu et aimé, où je rencontrais des mômes qui étaient mes potes. Maintenant, j’aurais presque peur d’y aller. C’est une réalité sociale qui m’échappe totalement. Je ne peux même plus en être le témoin, comme j’ai pu l’être peut-être à une époque. Mais j’en sais assez pour penser que le prochain Mai 68 partira des banlieues. Je n’irais pas jusqu’à dire que je le souhaite, mais il faudra bien que ça explose si on veut changer les choses. Il y a un nouveau mur de Berlin qui s’est érigé entre les villes et les banlieues, les Français et les immigrés, les pauvres et les riches, le Nord et le Sud. Entre les possédants et les possédés. C’est tout à fait évident. Et il ne tiendra pas aussi longtemps que le mur de Berlin. Pas 40 ans…

Le Jour : C’est un temps de la détresse, aujourd’hui ?

Renaud : Oui, plutôt.

Le Jour : Et où trouver des forces ?

Renaud : Pour un artiste, ça peut être mettre de la beauté, de l’émotion, de l’intelligence dans une œuvre. Mais en banlieue, je ne suis pas sûr que graffiter les murs puisse être un défouloir. Ni danser le pogo ou le hip hop. Je n’ai pas souvenir d’une époque de ma vie, depuis mai 68, où je n’ai pas été exaspéré. Hormis quelques mois après mai 81, où les flics vous vouvoyaient dans la rue, et où j’ai senti une sorte de réconciliation entre la police et la jeunesse qui a vite disparu. Aujourd’hui, la police se sent couverte par la droite. Le vieux tutoiement méprisant est bien là, et on contrôle avec la bénédiction de Pasqua à la tête du client. L’exaspération revient grandissante, oui.

Propos recueillis par Christian Perrot

  

Source : HLM des Fans de Renaud