Par Mendel Florence, publié le 20/04/1995 à 00:00
Avec le «Che» pour emblème, le chanteur s’apprête à prendre d’assaut le temple parisien des meetings politiques. Et en profite pour dire ses convictions à L’Express.
En mai, mois des communions et des révolutions, Renaud fait ce qui lui plaît… Il occupe la Mutualité pour y fêter, en vrac, le brin de muguet, les pavés de 68, l’élection de Tonton en 81. Et ses 43 printemps. Pour y chanter, aussi, «A la Belle de Mai», son dernier album (Virgin). Fidèle à ses amours, ses colères, ses contradictions. Entretien avec un gars de la flibuste, «Renaud l’asticot», comme l’appelait son pote Coluche.
L’EXPRESS: «Che» Guevara sur vos affiches, Castro à l’Elysée, c’est l’année cubaine, l’année de la révolution ou l’année des regrets?
RENAUD: Celle de la réhabilitation de l’idéologie de gauche. De tout ce qui, depuis vingt-cinq ans, et plus particulièrement depuis la chute du mur de Berlin, a été renié, rejeté, galvaudé, méprisé.
– Sérieusement, vous pensez que le Che peut encore faire lever les foules?
– Il y a des morts tellement vivants qu’ils peuvent cristalliser une colère politique, bien plus qu’Antoine Waechter ou Arlette Laguiller. Mis à part le «sous-commandant» Marcos, lorsque plus personne ne vous séduit, il est normal de se tourner vers ceux que l’on a aimés. Le passé aide à construire le futur. Et puis, le Che sur les murs de Paris à côté de Chirac, c’est plutôt plaisant. Côté provoc, personne n’est resté indifférent, mission accomplie.
– Donc, «tous à la Mutu!», comme en 68?
– Oui, j’y étais. En 1967 aussi. «Six heures pour le Vietnam», ce fut l’un de mes premiers combats.
– Depuis, il y a eu François Mitterrand. A-t-il toujours votre affection?
– Il l’a toujours eue. Malgré mes désaccords avec sa politique. Lors du sommet du G7 en 1989, j’ai trouvé grave, insultant, d’inviter les «maîtres du monde», alors qu’on célébrait la révolution et les sans-culottes. Mitterrand m’a fasciné par sa culture, son intelligence, sa ruse, son machiavélisme, sa dimension historique. Mais, en même temps, j’ai été piégé, manipulé par l’homme. Le résultat de sa politique, c’est l’exclusion et l’injustice. Je ne suis pas socialiste, contrairement à ce qu’on a pu penser.
– Pour qui allez-vous voter maintenant?
– Au premier tour, Dominique Voynet, malgré nos quelques divergences. Au deuxième, personne. Je pense aller à la pêche à la ligne ou jouer à la pétanque, en attendant le troisième. La partie n’est pas finie, il y aura obligatoirement une «belle».
– Vous auriez suivi Delors?
– Non, trop centre mou. En plus, il est papiste. [Rires.]
– Jospin?
– Non, pas assez camisard! [Rires.]
– Et vous, vous prétendez-vous encore anarchiste?
– Quand on accepte certaines compromissions, peut-on sincèrement se déclarer anar? Moi, je traverse toujours dans les clous, pour ne pas avoir à parler aux flics. Brassens l’a dit avant moi.
– La révolution ne semble plus à l’ordre du jour, apparemment!
– Attendez! Dans quelques mois, il y aura une véritable explosion sociale. Ça ne peut pas continuer comme ça. Cinq millions de chômeurs, des milliers de RMIstes, des centaines de salariés à qui on dit: «T’es mal payé, mais si t’es pas content, tu te casses, il y en a trente derrière toi.» Sans compter le retour aux valeurs morales pétainistes, la remise en question du droit à l’avortement, pas de politique sociale, d’aménagement du territoire, etc. Dans les banlieues, la situation est ahurissante. Quant aux étudiants, ils manifestent lorsqu’on remet en question leur droit d’inscription en fac! Vous verrez, les mômes des banlieues, ils seront beaucoup plus sauvages. Le quart-monde ne va plus se contenter de défiler entre la Bastille et la Nation.
– Vous êtes allé, récemment, chanter en Bosnie. Par bonne conscience?
– Avec mes musiciens, nous voulions procurer à des gens en détresse d’autres émotions que la peur constante de la mort. Je n’ai pas la prétention d’avoir fait un acte décisif. [Grimaces.] L’important, pour moi, était de tenter de comprendre, puis de témoigner dans «Charlie Hebdo». J’ai un besoin un peu manichéen de savoir où sont le bien et le mal. Qui sont les bourreaux, qui sont les victimes.
– Résultat?
– J’ai rencontré une communauté musulmane bosniaque sur le point d’être nettoyée de la carte. Des individus qui, pour survivre, se tournent vers les intégristes. Ce pays est en train de basculer dans un islamisme inquiétant. Aidé par l’Iran, l’Arabie Saoudite et l’Afghanistan. Je trouve hallucinant qu’aucun candidat à la présidentielle ne considère cela comme un enjeu majeur pour l’avenir de l’Europe!
– Revenons à vos chansons: elles semblent plus calmes, moins énervées.
– La tendresse et l’amour sont devenues des valeurs subversives aujourd’hui, vous ne trouvez pas? Et puis, je réalise peu à peu que mon enfance m’échappe, il y a aussi celle de Lolita, ma fille, et des autres minots dans le monde, qui me semblent de plus en plus en danger. Ce sont des choses qui me touchent profondément.
– Dans «Mon amoureux», vous souhaitez, pour votre fille, un fiancé manouche, «cacou» (chenapan), protestant. Beaucoup pour un seul homme!
– C’est une chanson fantaisiste, mais pas innocente, je le reconnais. Elle reflète mes préoccupations. Bien que non-croyant, je revendique mes racines protestantes. J’ai le sentiment d’appartenir à une communauté d’esprit qui défend des valeurs nobles. Protestant de gauche, c’est un pléonasme à mes yeux.
– Vous enregistrez actuellement des chansons de Brassens. L’inspiration serait-elle en panne?
– Gibraltar, son ami fidèle, et André Tillieu, l’auteur de l’une de ses biographies, m’ont donné leur bénédiction, en me prêtant sa guitare. Mon plaisir est immense, pour une fois, je chante de belles chansons! [Rires.] On en a gardé une trentaine. «Hécatombe», «L’Orage», «La Mauvaise Herbe», «Le Vieux Léon», «Brave Margot», «La Femme d’Hector», «Le Pornographe»… Brassens est un génie, une sorte de père spirituel pour moi.
– Il chantait: «Je suis le polisson de la chanson.» Vous en êtes un autre?
– Il m’est arrivé de l’être, parfois.
Palais de la Mutualité, 75005 Paris, à partir du 1er mai, (16-1) 47-42-25-49.
PHOTOS: L’affiche. «Il y a des morts tellement vivants…»
Renaud. «Dans quelques mois, il y aura une véritable explosion sociale. ça ne peut pas continuer comme ça.»
Source : L’Express