Renaud sort de l’ombre

Madame Figaro

Le 1er juillet 2002
Par Laetitia Cénac

Après sept ans d’absence, ce fils spirituel de Brassens qui mêle Villon au verlan, nous revient avec un album beau et bouleversant. « Boucan d’enfer »* parle, entre autres, de séparation, de cœur en miettes, du bruit du bonheur enfui.

Propos recueillis par Laetitia Cénac

D’habitude, il a sa table près du piano. Aujourd’hui, il s’est réfugié dans l’encoignure, derrière le comptoir, à l’abri des conversations. La Closerie des Lilas est son bistrot préféré. « Ma cantine, mon bureau, mon salon. C’est là que j’écris mes chansonnettes et que, depuis quelque temps, je donne des interviews. » Avec son physique d’ange rimbaldien qui aurait bu autant d’absinthe que Verlaine, il parle de ses problèmes d’homme, de ses problèmes de mélancolie. Sans carapace. « Il arrive qu’on tombe dans un verre comme dans plusieurs. Je n’ai pas honte d’en parler. J’ai eu des soucis. Que celui qui n’en a jamais eu me jette la première pierre. » Attention, garçon fragile !

Laetitia Cénac. – Votre album est sorti le 28 mai, un mois fétiche pour vous…

Renaud. – J’ai toujours aimé le mois de mai. Je suis né en mai. Céline disait : « Je suis né en mai, c’est moi le printemps. » C’est le mois des révolutions. C’est Mai 68. C’est aussi « À la belle de mai », la chanson-titre de mon dernier album, dédiée à ce quartier de Marseille. Et puis, j’ai fêté mes quarante ans, le 11 mai 1992, sur la scène du Casino de Paris. Quant à mon dernier spectacle parisien, à la Mutualité, la première a eu lieu un 1er Mai. C’est symbolique chez moi.

L. C. – L’album s’ouvre sur une première chanson intitulée « Docteur Renaud, Mister Renard », comme il y a eu Gainsbourg et Gainsbarre. Vous êtes double ?

Renaud – Comme tout le monde. Comme tous les artistes. Comme tous les êtres humains. Un côté clair, un côté sombre. J’ai voulu montrer qu’un artiste n’est pas seulement un homme qui brille dans la lumière des projecteurs, plein de qualités musicales, artistiques, humaines. On est comme tout le monde, rempli de défauts. J’ai développé les miens, parfois en forçant le trait. Cette chanson, c’est un peu le reflet de ma vie ces dernières années.

L. C. – Sept ans se sont écoulés entre votre précédent album et celui-ci. Que s’est-il passé ?

Renaud. – J’ai traversé une longue période de dépression. J’étais au fond du trou, sans inspiration. Une rupture conjugale est venue s’ajouter à ça. L’alcoolisme aussi, ma tendance à pochetronner, à vouloir soigner mes maux par des boissons anisées, ce que je ne conseille à personne. À force de ne pas écrire, je n’avais plus envie d’écrire. Comme si la source était tarie. Et si je ne fais pas de chansons, je ne fais pas de disques. Si je ne fais pas de disques, je ne fais pas de tournées. Si je ne fais pas de tournées, je n’existe plus socialement. J’étais persuadé qu’il fallait abandonner ce métier.

L. C. – Vous avez alors entrepris de faire une tournée acoustique…

Renaud. – Pendant un an et demi, pour essayer de m’en sortir. Ça a marché du feu de Dieu : 1200 concerts, 250000 spectateurs. Mais à la fin, je suis retombé dans ma vie quotidienne, pas rigolote, rigolote… Et puis, un soir, c’est venu. J’ai fait une chanson. J’ai retrouvé ce bonheur indicible d’écrire le mot fin en bas d’une chanson dont on est fier, satisfait en tout cas au niveau de l’écriture. Le processus était reparti. J’en ai écrit une deuxième, puis une troisième…

L. C. – C’est un album autobiographique…

Renaud. – Oui, infiniment. Il est introspectif. Il y a plus de chansons qui parlent de moi que du monde. On va sûrement me le reprocher. Il y a peu de mots rebelles comme dans le passé. À part « Manhattan-Kaboul », il n’y a pas de grands thèmes humanistes, universels. C’est un album personnel, sans doute une étape dans ma carrière.

L. C. – Vos chansons d’amour évoquent la rupture. Léo Ferré disait : « Le bonheur, c’est du chagrin qui se repose. » Êtes-vous d’accord ?

Renaud. – Complètement. « Boucan d’enfer » est une chanson sur la souffrance, la séparation, le désespoir. Dans « Mal barrés », qui est la vision d’un petit couple de jeunes amoureux, j’exprime mon côté désabusé face aux grands serments d’amour éternel. C’est un peu la fin sombre des « Bancs publics », de Brassens.

L. C. – Aujourd’hui, dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Renaud. – Ça va mieux. J’ai arrêté de m’étioler dans l’inactivité. J’ai arrêté de boire. Depuis le 1er janvier, je suis à la Vittel. J’ai des relations formidables avec ma femme (dont je suis séparé). On développe une autre façon de s’aimer, celle de gens qui se sont aimés pendant vingt-cinq ans…

L. C. – Et puis, vous avez eu une fille ensemble. Que devient-elle ?

Renaud. – Elle a vingt et un ans. Vingt-deux en août. Elle fait une école de cinéma depuis trois ans, pour écrire et mettre en scène. Ça la passionne.

L. C. – Vous êtes « un révolté de naissance ». Est-ce toujours d’actualité ?

Renaud. – Ce monde me déplaît. Les injustices, la misère, l’oppression m’empêchent de dormir. Quand je me lève, je suis d’humeur à peu près joyeuse parce que je suis vivant, qu’il fait jour, et que ce n’est pas la fin du monde. Mais, dès que je lis la presse, je suis désespéré : cette violence, ces attentats, ces guerres… J’ai envie de crier, de me battre et, en même temps, comme je l’exprime dans la chanson « Je vis caché », je n’ai plus envie d’être un militant ni un porte-parole.

L. C. – Vous avez des projets, un livre entre autres…

Renaud. – Je me suis attelé depuis quelques mois à la rédaction d’un Journal, une chronique de mes années noires à travers le regard de mes copains. Ma bande, comme Brassens ou Gainsbourg avaient la leur… Donc, je parle de moi et, en parlant de moi, je fais des digressions sur des sujets qui me touchent. La politique, le sport, la vie, l’amour, la mort, la solitude… Qui ça intéressera? Je ne sais pas. Mais mon plaisir, c’est d’écrire. Après, je remets ça comme une carte de visite, dans les bonnes librairies.

L. C. – Là, vous partez pour Toronto tourner un film en compagnie de Gérard Depardieu, Johnny Hallyday et Harvey Keitel. Je croyais qu’après « Germinal » vous ne vouliez plus faire de cinéma ?

Renaud. – Je disais toujours que je ne succomberais aux sirènes du cinéma que si l’on me proposait un rôle en béton, avec un réalisateur un peu moins tyrannique que Claude Berri. Voilà, c’est arrivé. J’ai un copain américain, Brad Mirman, qui m’a écrit un rôle sur mesure, dans une comédie policière. Je fais un tueur, un peu froid, pas antipathique, qui parle de lui à la troisième personne du singulier.

L. C. – Cinquante ans, vingt-sept ans de carrière, 12 millions d’albums vendus. Êtes-vous fier d’être étudié à l’école, que des étudiants fassent des thèses sur vous ?

Renaud. – Il y a des thèses en stylistique sur mon langage, d’autres en sociologie sur des chansons – comme « Dans mon HLM » – qui traitent de la banlieue. Ça vaut tous les disques d’or et toutes les victoires de la musique… En plus, je suis fils d’enseignant. Mon père était écrivain mais aussi professeur d’allemand. Il a écrit des romans avant-guerre, puis des polars pour des raisons alimentaires, au fur et à mesure qu’il faisait des enfants (Renaud a un frère jumeau, un frère aîné et trois sœurs, NDLR). Alors, quand mes textes sont étudiés dans les universités, j’ai l’impression d’être sur ses traces. Tous les enfants veulent un jour faire aussi bien que leur papa.

* Virgin

  

Source : Le HLM des fans de Renaud