N° 26, juin 1978
200.000 disques vendus en trois mois : « Laisse Béton », asséné sur toutes les radios. Après trois ans de galères, un succès qui est venu tout à coup. Presque trop vite. Et avec lui, la crainte d’être piégé. Par le public. Par les médias.
En attendant, Renaud navigue à vue, avec l’idée réconfortante de tout arrêter s’il se sent bouffé. Mais aura-t-il les moyens de s’en rendre compte ? Après un arrêt de deux mois, il part en tournée avec un nouveau groupe où l’électrique remplace l’accordéon. Mourad Malki (guitare électrique), Kaled Malki (claviers et percussions), Bejo (batterie), Michel Galliot (basse) et José Ferez (guitare pedal steel).
Il y a trois ans, Renaud chantait un peu partout dans les rues. Le propriétaire d’un cabaret l’entend et lui offre la première partie de Coluche. Là, un des producteurs d’une petite boîte de disque, « H.B. », lui propose de faire un disque.
« … Et j’ai eu le plus immonde des contrats qu’on puisse faire signer à un chanteur : je devais toucher 5% du prix de gros hors-taxe et uniquement pour les ventes au-dessus de 2 000 exemplaires (1). Ça, c’est soi-disant pour la promotion, en fait ça permet au producteur de payer le disque. Ensuite, je devais toucher 60 centimes par 33 tours vendu. J’ai vendu 5 000 disques mais ils ne m’ont rien payé. Au moment de signer le contrat, je ne comprenais rien : « Tacite reconduction », « Unilatéral »… et je voulais le montrer d’abord à mon beauf qui est avocat. Le producteur n’a jamais voulu. Secret professionnel ! II m’a expliqué, ce truand, que je signais pour trois ans ! Je me suis fait arnaquer jusqu’à l’os : prisonnier pour sept ans, pendant que, eux, n’étaient obligés de me faire faire que deux 45-tours par an, tirés à 400 exemplaires !
Pour l’enregistrement, le producteur s’est délégué « directeur artistique » et, pour ne rien avoir à payer, a obtenu une avance de cinq briques de Polydor qui distribuait ses disques. Le résultat ne ressemble à rien. Le mixage est pourri, les orchestrations et la voix aussi… Ils auraient pu me faire chanter plusieurs fois, il y a des fois où je chante faux ! La pochette est immonde… Ils voulaient faire de moi le gavroche de la chanson parce qu’à cette époque, je portais une casquette !
Pour le deuxième 30 cm, je l’ai fait toujours avec des moyens dérisoires, mais j’ai pu imposer mes musiciens. Caratini et Le Douarin sont venus le matin de l’enregistrement – ils étaient payés avec un lance-pierres comme musiciens et pas comme arrangeurs – et on a dû voir très vite tous les trois ce qu’on pouvait faire sur chaque chanson. On l’a fait en cinq jours ! Mais je préfère ce résultat au pseudo-professionnalisme du premier disque. J’ai pu imposer ma pochette, mes titres comme « Les charognards » dont ils ne voulaient pas parce que c’était « l’apologie du gangstérisme » !
Ils en ont tiré un 45t avec « Laisse béton » et ça a été la folie en radio et en télé. Alors, Polydor qui distribuait le disque et avait re-prêté cinq briques pour le produire, s’est intéressé à moi. Pour me récupérer, ils m’ont aidé à rompre mon contrat avec mes anciens producteurs… Juste au moment où je venais de vendre 100 000 45 tours ! Ça s’est su très vite dans le métier et j’ai eu des offres d’autres boîtes : Barclay, Philips…
Je suis allé les voir et ça m’a servi à discuter avec Polydor. Barclay, par exemple, me proposait des briques en dessous de table, nets d’impôts…
Quand j’ai eu l’impression d’avoir assez tiré sur la ficelle, j’ai signé chez Polydor. Mais ils m’ont dit eux-mêmes que j’aurais pu obtenir quatre fois plus. Moi, j’avais des scrupules parce que je traitais avec un mec sympa. Alors que lui traitait simplement pour une multinationale « Polydor-Polygram-Phonogram » plus ou moins branchée avec I.T.T. J’aurais pu arracher beaucoup plus. Enfin, j’ai signé pour cinq ans, sans prime à la signature comme Barclay mais à 10% du prix de gros et une garantie de 30 000 albums vendus par an. Un genre de salaire minimum. Plus une fleur : ils me payent les royalties que les anciens producteurs ne m’avaient pas versées.
Quand j’ai enregistré mon premier disque, il y a trois ans, je n’avais rien envie de faire dans la chanson, ce n’était pas ma vocation. C’était un passe-temps que je faisais en dilettante. Je faisais des petits boulots depuis que j’avais arrêté mes études à 16 ans et demi. La chanson, c’était aussi un petit boulot et je ne pensais pas en gagner des fortunes. Et puis, j’avais de petits besoins, j’habitais chez mes parents : j’avais un toit et un repas par jour. J’ai pas mal tourné, beaucoup en Belgique et un peu en France. Ce n’était pas la misère, mais ce n’était pas Byzance ».
– Et il y a quelques mois, tout a changé ?
– « Je ne sais pas comment ça s’est passé. « Laisse béton » qui est au hit-parade, je l’ai écrite en une demi-heure sur une table de restau. On l’a enregistrée très vite et très mal et la productrice n’y croyait pas. Ce n’est pas un boulot trop chiant ni trop tuant, le succès m’a incité à continuer. En me disant que si j’en ai marre, j’arrête et si ça marche très très bien, je ferais ce qu’a fait Dutronc. Entrer par la grande porte au cinoche. C’est ça ma vocation, le ciné, le café-théâtre, la télé ».
– Comment choisis-tu ce que tu fais ? les passages télé, la radio, les interviews ? As-tu l’impression d’être libre ?
– « Pour le moment, je ne suis pas très libre parce que j’ai des emplois-du-temps hyper chargés et ce qui fait chier, c’est que je ne sais pas bien faire le choix. Interviews, télés, séances-photos… Ce genre de promotion n’est pas indispensable, mais je me dis que ça aide et je ne sais pas ce que je peux refuser et accepter ».
– II y a des chanteurs qui se donnent des limites, qui refusent de passer dans certains journaux dits débiles.
– « Moi, j’accepte tout ce qu’on me propose, parce que j’ai envie d’être connu, que je démarre. Et celui qui lira un truc sur moi dans « Salut » viendra peut-être me voir en concert. Et là, il me connaîtra vraiment. Ça, c’est une contradiction qui me mine : me laisser récupérer par le système pour être connu mais sur scène rester le même. En fait, mon répertoire n’a pas changé.
Je sais que je vais être critiqué, « Ouais, il y a trois ans je l’ai connu, iI y avait trois personnes dans le cabaret, c’était authentique… maintenant au hit-parade… !! », mais, moi, je ne crois pas que je n’ai qu’un public loubard-gauchiste ».
– Et sur scène, tu as l’impression d’avoir une influence, un pouvoir face à tous ceux qui sont là ?
– « C’est ça qui me fait chier : c’est que je peux profiter de mon pouvoir en tant que chanteur parce que je suis sur scène sous les projos ; avec ma tronche, mes chansons, je peux changer l’état d’esprit des gens. Mais en fait, c’est aussi ce que j’ai envie de faire. Que les cons deviennent moins cons et que les salauds deviennent gentils. Mais ça me fait chier quand il y a deux mille mecs qui applaudissent quand je chante « Hexagone », alors que je leur crache à la gueule… Et je me demande si ça sert à quelque chose… ».
– Mais tu as l’impression d’avoir assez de temps pour toi, pour ton « inspiration », pour écrire ?
– « Je fréquente moins les bistrots. J’ai un peu moins de contacts avec l’information directe. Mais ça va encore. Là, en ce moment, je fais de la promotion à tour d bras. Pour l’instant, je n’utilise pas les médias comme je voudrais ; par exemple, quand je fais une télé, je préférerais le faire avec mes musiciens plutôt qu’en play-back. J’ai fait dix-neuf télés, quand j’en aurais fait vingt-cinq, j’y arriverai. Et pour le prochain 45t, je pourrai ne choisir que cinq passages ».
– Sur scène, tu termines ton tour de chant par un nouveau texte, « Je démystifie », tu as besoin de te démarquer de tes chansons ?
– « Je l’ai fait parce que je ne veux pas que les gens s’imaginent des tas de choses sur moi. Que je suis un fils d’orphelin né dans la rue, qu’il m’est arrivé tout ce que je chante. Je veux pas de toutes ces images-étiquettes qui tournent autour de moi. Avant gavroche, maintenant le blouson noir et la zone… Renaud chanteur-loubard, ça me fait chier. On a tendance à ne juger que le chanteur et à tout englober. Je suis un mec avant d’être un chanteur ».
Propos recueillis par
Viviane Mahler
(1) pour les 33 tours.
Si vous voulez l’entendre « en vrai », vous pouvez le contacter chez Philip Mélot, 47 rue de La Montagne-Ste-Geneviève, 75005 Paris, 329 79 86.
Et en disques : deux 33 tours distribués par Polydor.
Renaud choisit d’emprunter un circuit qui devrait lui permettre de toucher un très large public avec des chansons chouettes et anti-débiles. Ce « circuit obligé » pour ceux qui veulent sortir des galas pour initiés, passe par les émissions de Guy Lux, de Jacques Martin, de Jean-Loup Lafont comme « Blue-Jeans ». Pourquoi pas ? Lavilliers ou Higelin l’ont fait aussi, hé oui.
Mais tu n’es pas obligé Renaud, de taper des mains en cadence derrière Sheila quand elle chante « gna gna gna, moi, j’aime bien le folklore américain » chez Guy Lux. Ça m’a fait chier de te voir servir de faire-valoir bien sage à Sheila, ce jour-là. Oh, dis-moi que ce n’est pas le début de l’engrenage…
André
Sources : Antirouille et HLM des fans de Renaud