N° 97, novembre 1991
Avant hier, chetron sauvage. Hier, visage pâle. Aujourd’hui, marchand de cailloux…
Dès l’entrée, on se dit que l’on est chez un fou de bande dessinée : aux murs sont accrochées les planches originales de grands dessinateurs : Hergé, Franquin, Jacobs… Dans son bureau, les murs sont remplis d’albums, de statuettes de Tintin, Spirou ou Gaston. Trois disques de Brassens, une photo de Coluche, une de Gainsbourg, un portrait de Bob Dylan, une plaque « Rue du visage pâle » et un drapeau… Un bout de l’univers de Renaud. Le gros chien s’appelle Toto. Son maître lui ordonne : « Toto, pas pipi ! ». Renaud le caresse de temps en temps et répond, serein, à toutes nos questions. Sur son métier, « chanteur énervant », et son album, « Marchand de cailloux. »
Mikado : Vous êtes chanteur depuis quinte ans. Mais comment devient-on chanteur ?
Renaud : J’ai commencé à chanter dans les rues. Deux étés de suite, avec un copain, on faisait « la manche ». Ce n’était pas du tout mon ambition ou ma vocation d’être chanteur. Je chantais par plaisir, pour avoir un peu d’argent Je voulais être comédien ! J’attendais qu’un grand metteur en scène me téléphone. Je n’ai fait que quelques films à la télévision…
Et puis, j’ai rencontré l’équipe du « Café de la gare » qui m’a propulsé sur scène. J’ai dit : « Pourquoi pas ? »
Mikado : Bottes, jean, tee-shirt de marin, foulard rouge, blouson de cuir, tout le monde, aujourd’hui connaît votre image, votre look…
Renaud : J’essaye de m’en défaire un peu. Avant, ça me plaisait de m’habiller comme ça. Et puis, j’ai vu des « Renaud » partout. C’est devenu comme un signe de reconnaissance d’une partie de mon public, pour me manifester son amour. Puis comme une étiquette… Dans un concert, quand je vois 150 copies aux deux premiers rangs, c’est presque agaçant. Je me teins les cheveux en jaune, ils se teignent les cheveux en jaune, je mets un foulard autour du poignet ou lieu de le mettre autour du cou, trois concerts plus tard, ils ont tous le foulard autour du poignet… Ils s’identifient à moi, à leur « idole ». On ne peut pas lutter. Alors, maintenant, j’évite un peu de faire des photos. Ou même de m’habiller comme ça dons la rue. quand je sors le soir (pas souvent). J’ai l’impression de me déguiser en Renaud. Même si j’aime toujours être en blouson de cuir et foulard rouge.
Mikado : A dix ans, vous étiez comment ?
Renaud : Pas de blouson de cuir, ni de loden. Ni non plus de « Chevignon », comme les jeunes d’aujourd’hui. Un enfant sage, d’une famille moyenne. Non, je ne suis pas né dons les banlieues. Mais si je les chantais à mes débuts, c’ est parce que j’ai rencontré ceux des banlieues. Je vivais avec eux, très proche, une seconde famille. Honnêtement, je n’ai pas caché mes origines. Mais on a dit l’opposé : que j’ai ai vécu à Neuilly, dans le XVIe. On le dit encore… Ce procès, je n’ai pas fini d’y avoir droit.
Mikado : Parmi les chanteurs actuels, vous vous sentez proche de qui ?
Renaud : De Francis Cabrel. J’aime beaucoup ce qu’il fait, aime beaucoup ce qu’il est, avec son public et les médias. II est discret, pas prétentieux, ne la ramène pas, malgré son succès. II pourrait avoir la grosse tête. Comme d’autres petits chanteurs à la con ! À leur premier succès au hit-parade pour une seule chanson, ils s’imaginent être les maîtres du monde ! Les chansons que j’aime bien, à la radio ? Celles de Mylène Farmer, du groupe « Mecano », d’Elsa, de mes potes de Soldat Louis (qu’on n’entend jamais !), de Jane Birkin qui est vraiment une grande bonne femme… La seule que je suis allé voir sur scène avec plaisir, avec bonheur. Elle a une personnalité , une voix, des chansons magiques.
Mikado : Patrick Bruel ?
Renaud : Cette année, c’est son tour. II y a trois ans, c’était moi, il y a deux ans, c’était Goldmann, après c’était Cabrel… Maintenant, c’est Bruel. Ce métier, c’est aussi une compétition. On est toujours content d’être le meilleur, de faire partie des trois meilleurs. L’artiste qui n’est pas énervé par le succès de Bruel ou jaloux, c’est un menteur ! Ça prouverait que les jeunes ont besoin d’avoir une idole, un héros, un porte-drapeau. Mais Bruel, son drapeau, je ne sais pas de quelle couleur il est. Je suis même pas sûr qu’il en ait…
Mikado : Un chanteur qui porte un drapeau, c’est important pour vous ?
Renaud : Pour moi. défendre, c’est l’essentiel. Je peux aimer une chanson d’amour. L’amour, ça reste aujourd’hui une valeur… subversive dons ce monde de cruauté. J’aime bien les chansons de révolte. « Ne me quitte pas », c’est une des plus belles chansons d’amour du monde, mais je préfère « Le temps des cerises ». Derrière, il y a une idée de groupe, d‘individus, une idée sociale, une révolte, alors que « Ne me quitte pas », c’est l’histoire d’un individu, face à la difficulté d’aimer. Je suis plus sensible aux artistes qui tiennent des drapeaux.
Mikado : Vous vous battez pour quoi dans votre prochain album ?
Renaud : Le disque s’appelle « Marchand de cailloux » Dan» ma tête, il remplace le marchand de sable. Il donne des cailloux aux enfants qui les jettent sur les soldats. Je me permets aussi des critiques bien senties sur le Paris-Dakar : la chanson s’appelle « 500 connards sur la ligne de départ », mettez C, trois points de suspension dans votre magazine ! Il y en a une sur la détresse d’un voleur emprisonné, sans juger de ce qu’il a fait, simplement sa vie entre quatre murs. Et sur… Tonton. François Mitterrand. Je l’ai écrite avant la guerre du Golfe. Mais comme ma femme a trouvé que c’était une bonne chanson, je l’ai gardée. En tout, il y en a 14. J’ai été absent pendant trois ans, alors j’ai mis les bouchées doubles !
Mikado : Une chanson, ça vient comment ?
Renaud : 11 y a une chanson sur la corrida. Elle s’appelle « Olé ». Elle est née après une discussion de bistro, un soir, entre copains pour et copains contre. On pariait de ça et je sortais des arguments en me foutant deux, en ironisant sur le public « branché » des corridas. Et le lendemain, je me suis dit « Tiens, ça peut faire une chanson ». C’est un sujet que j’avais envie d’aborder depuis un moment. Mais sans tomber dans le pour et le contre. Même si je suis plutôt contre, quand même…
Mikado : C’est une chanson polémique ?
Renaud : Oui, |e trouve les adversaires de la corrida souvent médiocres. Ils défendent très mal une très bonne cause. Et ses partisans, souvent très bons, défendent très bien une très mauvaise cause.
Évidemment, c’est une boucherie, mais aussi le dernier spectacle païen. Si on admet que l’on vit dans une société ignoble, on ne peut pas la refuser. Pourquoi cette hypocrisie ? Je ne trouve pas ce spectacle plus ignoble que les infos de 20 heures, ou que le spectacle du monde !
Mikado : La couverture de votre dernier album est plus classique que celle du précédent, avec votre portrait ?
Renaud : J’ai cédé à la pression de ma maison de disques…
Une pochette de disque, comme à 90 %, c’est des cassettes ou des compacts, pour les distinguer dans les bacs, il faut montrer sa tête. Pour mon
album précédent (Putain de camion !) j’ai voulu quelque chose de beau, d’artistique. Un disque tout noir, mon nom en minuscule et des coquelicots rouges en bas.
C’était anti-commercial au possible. Des gens m’ont dit, quatre mois après : « Il est sorti ton disque ? Je l’ai pas vu ! ». Je fais un disque pour qu’il se vende !
Mikado : « Marchand de cailloux », vous allez le vendre comment ?
Renaud : Je vais en faire un minimum. Il faut faire savoir à ceux qui m’aiment que mon disque existe. J’ai passé une année à entendre : « On te voit plus, tu nous abandonnes, reviens vile, tu nous manques, passe à la télé… » Alors, je me fais violence. Je vais faire quelques télés. Essentiellement les émissions que je trouve, moi, comme téléspectateur, regardables. C’est les Nuls de Canal Plus, Drucker parfois, c’est Christine Bravo, Pivot, bien sûr, s’il m’invite… Les outres, je les aime pas suffisamment pour y passer !
Mikado : Mais on dit que vous allez enfin faire du cinéma.
Renaud : Claude Berri m’a proposé le rôle principal dans « Germinal » d’après Zola, avec Miou-Miou comme partenaire. C’est l’un des plus grands réalisateurs français. Pour un film de trois heures et douze milliards de francs, je peux pas être moyen. Trop de comédiens crèvent la dalle et ont plus d’ambition que moi, et du talent. Ça m’embête un peu !
Je ne me sens pas incapable de jouer la comédie. Mais porter sur mes épaules de comédien quasiment débutant un rôle de cet ampleur-là, sur un film aussi énorme, c’est quand même assez angoissant. Mais ce rôle m’emballe totalement : mon grand-père maternel était mineur, militant syndical et anarchiste ! Berri est en train de chercher l’argent et j’ai pas dit complètement oui… Mais ça serait insupportable s’il donnait le rôle à quelqu’un d’autre…
Source : Mikado