Rendez-vous avec Renaud

Okapi

N° 503, du 1er au 15 novembre 1992

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INTERVIEW

« J’avais rendez-vous avec Renaud, dans une brasserie, à Paris, à 13 heures.

Il est arrivé, tee-shirt noir, jean noir, lunettes noires, tiré par son chien, Toto, un gros labrador sable. Renaud m’a salué par-dessus ses lunettes.

Nous nous sommes ins­tallés, un peu à l’écart, pour l’interview.

C’est Toto qui a mis fin à l’entretien, deux heures plus tard : il avait fait vingt fois le tour de la table, et dé­chiqueté deux piles de serviettes en papier, en nous attendant… »

Sophie Coucharrière : Parlez-nous un peu de vous…

Renaud : Je ne sais plus très bien comment me dé­finir. Depuis 17 ans. les journalistes le font pour moi. en me collant des étiquettes ridicules, sym­pathiques, ou excessives, comme « le Verlaine du Verlan », « le loubard au cœur tendre », quand ce n’est pas « le petit bour­geois envoyouté »… Je suis troublé par toutes ces étiquettes.

Je suis un saltimbanque, un troubadour. J’aime bien l’image des troubadours, ces gens qui voyageaient de château en château, de ville en ville, en chantant des chroniques de la so­ciété, ou des chansons d’amour. C’est un peu ce que je fais, mais je ne chante pas trop dans les châteaux !

Je suis un petit artisan…

Je ne vais pas commen­cer à parler de poésie à propos de mes chansons ; Georges Brassens lui-même ne se considérait pas comme un poète.

Et Brassens, pour moi, c’était le plus grand !

Je suis un bon petit gars, qui fait du mieux possible son petit boulot d’artisan, espérant en émouvoir certains, en toucher beau­coup, en faire sourire le maximum.

Sophie Coucharrière : Vous êtes un « bon pe­tit gars »…

Renaud : Je ne suis pas un gars méchant.

Il m’arrive de me dé­fouler dans mes chansons, d’avoir l’air un peu tei­gneux dans mes mots, mais je ne suis pas du tout comme cela dans la vie. Je suis plutôt facile d’accès, malgré mon côté un peu bourru.

On est tellement solli­cité, de toutes parts, tout le monde nous regarde ; dans la rue, tout le mon­de nous tape sur l’épaule… Au bout d’un moment, on se renferme un peu dans sa coquille.

J’ai une vie quotidien­ne à peu près ordinaire, plus facile que beaucoup, mais assez classique. J’em­mène ma fille à l’école, le matin, je vais faire les courses, le soir, je sors, je me promène…

Oui. je suis un bon pe­tit gars, ou un bon petit vieux : à 40 ans, ça com­mence à faire ! Je serai sû­rement un papi bougon… 

Sophie Coucharrière : Brassens sem­ble avoir beaucoup compté pour vous…

Renaud : Je suis né en écoutant Brassens. Mon père l’a toujours écouté. À 6 ans, je chantais ses chansons par cœur, sans comprendre tous les mots. À 15 ans, je le jouais à la guitare.

Brassens a forgé mes convictions, mes idées, mes doutes.

Mon ambition, dans la chanson, c’est de lui arri­ver un jour à la cheville, pour la qualité de ses textes, et sa personnalité.

C’est mon idole à moi, mon poète ! Avec quelques autres, bien sûr : Charles Trenet, Boby Lapointe, Charles Aznavour, Mouloudji, Francis Lemarque, Boris Vian, Édith Piaf… et parmi les plus récents : Francis Cabrel. Pas beau­coup de ceux que l’on en­tend au top 50 !

Sophie Coucharrière : Qu’auriez-vous fait, si vous n’étiez pas deve­nu chanteur ?

Renaud : Qu’est-ce que j’aurais su faire d’autre ? Rien. Mais j’aurais aimé être potier, peintre, insti­tuteur, menuisier, ébéniste, maçon ou charpentier.

Ce sont des métiers nobles, des métiers d’ar­tiste. Un homme qui prend un tronc d’arbre et qui fait un meuble, c’est aus­si beau qu’un homme qui prend un violon et qui joue une sonate.

À 16 ans, quand j’ai quit­té l’école, je n’avais de prédispositions pour rien. Je voulais être comédien, mais je crois que je n’en avais ni le talent ni même vraiment le feu sacré, ou l’ambition.

Mes rêves de 15 ans étaient les mêmes qu’au­jourd’hui. Ils se sont réa­lisés, en partie : je voulais faire un métier artistique, m’y épanouir, fonder un foyer, rencontrer une femme que j’aime, faire des enfants.

Je rêvais aussi d’un monde meilleur, plus fra­ternel, et là, il y a enco­re du boulot…

Sophie Coucharrière : Comment y travaillez-vous, de votre côté ?

Renaud : Je m’y attelle dans mon coin, à ma façon, à travers mes chan­sons. mes coups de gueule, des actions, des témoignages.

Si vous voyiez le nom­bre de bouteilles à la mer, de SOS que je reçois, c’est hallucinant !

Tous les matins, en me levant, et tous les soirs, en rentrant chez moi, je vais voir les messages de mon fax, pour savoir si je dois signer pour défendre des insoumis emprisonnes, des tourterelles massa­crées par des chasseurs, ou bien des Kurdes, menacés d’expulsion dans un camp de transit…

C’est la même chose dans ma boîte aux lettres, et sur mon répondeur…

Alors, parfois, je vais me réfugier près d’une rivière, avec ma canne à pêche. Là, je revis.

J’ai besoin de respirer un peu, même si tous ces en­gagements donnent un sens à ma vie.

J’ai besoin de me ressourcer. Et la pêche me re­donne de l’énergie.

Des gens qui m’applaudissent, qui me regardent, qui m’aiment, qui me sourient, qui crient mon nom, qui ont des larmes dans les yeux, qui chantent avec moi… Cela m’étonne !

Sophie Coucharrière : Qu’est-ce qui vous fait lever, chaque matin ?

Renaud : Il n’y a que deux choses qui me font me lever facilement le matin : ma fille et la pêche.

Ma fille quand je dois l’emmener à l’école, et la perspective d’aller taqui­ner la truite avant que le soleil se lève, juste à l’heu­re où elle se nourrit…

Je n’ai jamais fait pas­ser mon métier avant ma vie.

J’ai la chance de faire un des plus beaux métiers du monde, qui m’appor­te vraiment plus de bon­heur que j’aurais pu en imaginer en dix vies.

Mais c’est moins im­portant que le reste. Mon vrai trésor, c’est ma fille. Ce n’est pas mon public, ni mon succès, ni mes disques d’Or. Tout cela est futile.

Je ne voudrais pas que ce que je dis soit mal in­terprété. Mais vous sa­vez, je ne me suis jamais vraiment battu, dans ce métier, pour y arriver. Cela a toujours marché, de mieux en mieux, un peu malgré moi d’ailleurs, par­ce que je n’ai pas les dents longues. Ce qui m’est ar­rivé, je le prends comme un hasard heureux.

Donc, le jour où je per­drai tout cela, je serai dé­çu bien sûr, mais ce ne se­ra pas vraiment ma vie. Ma vie, c’est… de continuer à signer des pétitions !

Sophie Coucharrière : Qu’est-ce qui vous éton­ne, dans la vie ?

Renaud : Cela fait 17 ans que je suis étonné de l’amour que les gens me donnent en échangé de mes pauvres petites chan­sons. Et cela continue !

Le jour où je ne serai plus étonné, où je de­viendrai blasé, il faudra que j’arrête !

Je suis toujours étonné, en concert, de voir des gens venir des quatre coins de la France, pour écou­ter mes histoires.

Des gens qui m’ap­plaudissent, qui me re­gardent, qui m’aiment, qui me sourient, qui crient mon nom. qui ont des larmes dans les yeux, qui chantent avec moi… Ce­la m’étonne !

Sophie Coucharrière : Qu’avez-vous envie de dire à propos de la drogue ?

Renaud : Je ne vais pas jouer les moralistes ou les censeurs.

Je ne sais même pas quoi dire à ma fille qui a 11 ans et demi.

Que voulez-vous que je dise sur la drogue, à part que c’est de la merde ?

Tout ce qui altère la conscience est mauvais, parce qu’on a besoin d’une conscience claire pour ap­précier la vie, le ciel, les oiseaux, la poésie, l’amour, la musique, la littératu­re. les arts, les femmes, les enfants…

Et pour se battre contre tout ce qui est moche. Les drogués ne sont ni de grands rebelles, ni de grands combattants contre (…)

  

Source : Okapi