N° 58, mars 1986
Frédéric Dard, alias San-Antonio, a toujours été un amoureux (et un connaisseur éclairé) de chanson. Une autre fois, sans doute, nous suivrons son parcours enchanté, mais aujourd’hui c’est son admiration pour Renaud (dont le verbe est proche du langage « san-antonien ») qui nous amène à recueillir son témoignage. Et quand un géant de la littérature (mais oui m’sieu’ dames !) aime un grand de la chanson, la dentelle n’est pas de mise : tant pis pour les pisse-froid et les grincheux qui font la fine bouche au seul énoncé de leurs deux noms, ils ne savent pas ce qu’ils perdent, nom de nom ! Allez San-A., déballe ta prose et jacte en toute liberté, tu sais combien on t’aime, nous…
– C’est à la radio, par hasard, que j’ai découvert Renaud ; j’ai senti tout de suite qu’il apportait un souffle nouveau à la chanson, comme un Bruant moderne ou un nouveau Villon.
Ce que j’aime surtout chez lui, c’est bien sur ce qu’il dit, mais surtout ce qu’il fait, ce qu’on devine ; je suis sensible à ce qu’il exprime mais encore plus à ce qu’on sent derrière. Cette qualité de mélancolie, ces ruades, ce côté outrancier dissimulent on fait sa timidité, ce genre enfant perdu qui ne trouvera jamais…
Je ne suis pas homosexuel et ne l’ai jamais été, et à presque soixante-cinq balais je crois que c’est trop tard (rire), mais je suis très sensible à la beauté de Renaud : tu vois, quand je me regarde dans un miroir – ce qui m’arrive seulement le matin, pour me raser – je me dis, putain, que je n’ai décidément pas la gueule de ce que j’éprouve, alors que Renaud a la gueule qui lui correspond admirablement il est son propre drapeau !
Je l’avais invité au « Grand Echiquier » il y a trois ans, il commençait à être connu mais pas encore reconnu. Lorsque Chancel m’a demandé la liste des gens que je voulais inviter et que je lui al dit « Renaud », il a un peu sursauté. Qu’un mec de soixante piges invite Renaud, avec son étiquette de loubard, de zone et tout, ça l’a effaré. Quand il a chanté ce soir-là, je ne peux pas l’expliquer quelle émotion j’ai ressentie. Quelque chose de beau, comme une immense tendresse, une admiration au premier degré, tu vois, pour cette gueule d’ange avec ce côté un peu pathétique, ce désarroi. Plus il joue au loubard et plus il est noble, tu comprends ?
Je garde quand même un souvenir un peu gêné de ce passage, car j’aurais bien voulu lui poser des questions après qu’il ait chanté ses deux chansons, dialoguer avec lui, mais Chancel – que j’aime bien – a enveloppé le truc et on n’a pas reparle de Renaud ensuite… Mais ça ne fait rien, il aura bientôt son « Grand Echiquier » pour lui tout seul !
Moi, tu me connais, quand j’aime quelqu’un, je suis inconditionnel, si bien que je peux pas dissocier les qualités de Renaud, j’aime tout chez lui : le langage bien sûr, la musique qui colle bien, la voix, sa beauté… Ma fille Joséphine, qui a douze ans, a pris feu aussi pour Renaud : elle peut mettre vingt fois de suite la même chanson, tu te rends compte ! C’est bien la preuve qu’il peut toucher toutes les générations…
Parmi ses chansons, j’aime particulièrement « Manu », « La blanche », « Salut Manouche », « Hexagone », « Le Père Noël noir », cette espèce de lâcheté incommensurable du mec qui est prêt à filer sa femme pour éviter une torgnole, ça n’a l’air de rien mais cette fin c’est aussi fort que du Molière !
On vient de me demander une préface sur Renaud pour un bouquin à paraitre et j’ai écrit à peu près ceci : « Il a pour ennemis les vieux, ceux qui ne seront jamais jeunes, et pour amis les jeunes, ceux qui ne seront jamais vieux ». En fait, c’est surtout le poète qui m’intéresse. Tu vois, j’ai aimé Trénet, bien sûr, Brassens toujours, Ferré souvent : j’aime tout ce qui n’est pas rime de mirliton, quoi…
Pour moi, une chanson qui n’est pas pleine de silences n’est pas une bonne chanson, et chez Renaud les silences sont importants. En plus, il te fait vivre le truc, c’est vrai. Ces santiags, ces bistrots, ces mobs, ces jeunes qui exposent le seul clinquant de leur vie merdique, c’est toute la peinture d’une époque.
Tu sais, il y a une journaliste du Monde, Claude Sarraute, qui lorsqu’elle est invitée à diner chez des gens leur demande toujours s’ils aiment San-Antonio : s’ils répondent que non, elle se tire ! Eh bien moi, je fais le même test avec Renaud. Il m’arrive parfois d’aller à des diners bourgeois, eh bien tous ces embourgeoisés qui dégueulent sur Renaud, quand je leur dis que c’est un grand poète, tu verrais leur frime ! Il y a des empoignades sanglantes !
Un mot pour le qualifier ? C’est une question à la con, ça ! Timide, tendre, poète ? En fait, je dirai que c’est un ange noir… parce qu’on sent bien que son univers n’est pas rose bonbon, c’est un ange des faubourgs.
J’espère qu’il saura bien réussir son « passage », son évolution, mais je lui fais entière confiance. Car plus tu es prôné par une génération et plus il est difficile d’en toucher une autre. Tu sais mieux que moi qu’aujourd’hui on consomme des talents comme des allumettes, et il faut un talent très fort pour arriver à l’imposer et devenir une sorte d’institution. Moi il m’a eu complètement, tu peux le dire, comme il a eu ma fille ; et pour toucher un enfant d’emblée comme sait le faire Renaud, il faut avoir une voix à part, dans tous les sens du terme…
Propos recueillis par
Fred HIDALGO
NB. Pour les non-voyants ou les incultes, il faut préciser que la mention qui figure en petits caractères au verso de la pochette du dernier album de Renaud : « Aux petits garçons qui ont les mains sur les hanches », constitue une dédicace discrète à San-Antonio et une référence au chef-d’œuvre de celui-ci : Faut-il tuer les petits enfants qui ont les mains sur les hanches ? paru au Fleuve Noir en 85. (F.H.).
Source : Paroles et Musique