Sept années d’absence

Marianne

Le 20 mai 2002
Par Pascal Fioretto

Marianne: Sept années d’absence : qu’avez-vous fait pendant ce temps ?

Renaud : Après la sortie de mon dernier album, A La Belle de mai, en 1995, j’ai fait mon métier de saltimbanque sur les routes de France, de Suisse, de Belgique, d’Allemagne et d’Irlande jusqu’en mai 1997. J’ai aussi enregistré un album de chansons de Brassens dont je suis plutôt content et qui a eu un joli succès. Puis j’ai vécu plus de deux années et demie de galère, de dépression et d’alcoolisme, caché au fond d’un bistrot parisien (lire ci-contre Je vis caché). Ajoutez à cela que je me suis séparé du grand amour de ma vie, ça n’a évidemment pas arrangé les choses… Ce n’est pas un secret, puisque j’évoque cette période dans quelques chansons de ce nouveau disque. En octobre 1999, afin de sortir du trou, j’ai décidé de repartir en tournée avec uniquement deux musiciens : un pianiste et un guitariste, et ce pour 200 concerts pendant dix-huit mois. Sans nouvel album à offrir, sans promo aucune, plus de 250 000 fidèles sont venus m’écouter et m’ont redonné un peu de joie de vivre et le goût de ce métier. Pourtant, entre le Ricard et le tabac, mes performances vocales étaient quelquefois hasardeuses. J’étais bouffi d’alcool et j’avais la voix pourrie par mes trois paquets de dopes quotidiens. Mais j’ai la chance d’avoir un public amoureux, donc indulgent. Rentré à Paris, j’ai de nouveau sombré.

Vous avez vraiment failli « tout arrêter», comme le dit une de vos nouvelles chansons ?

R. : Oui, je n’avais plus écrit une ligne depuis bientôt cinq ans, l’inspiration m’avait déserté et j’ai bien cru que ma carrière était terminée. Le « métier » aussi l’a peut-être cru, puisque c’est à cette époque qu’on m’a attribué une Victoire de la musique pour « l’ensemble de mon œuvre», comme ils ont dit.

Les muses ont cependant fini par vous retrouver…

R. : Oui, en novembre dernier, pour faire plaisir à un ami homo qui me harcelait afin que j’écrive sur sa « différence », j’ai pondu Petit pédé en une demi-heure sur un coin de table. Satisfaite du résultat, ma plume s’est emballée, et dans les trois semaines qui ont suivi j’ai écrit une dizaine de chansons. Deux amis musiciens ont collé sur mes mots de jolies mélodies. Après un petit séjour dans une clinique de désintox où j’avais mes habitudes, redevenu triste buveur d’eau, je suis parti à Bruxelles les enregistrer.

Renard était mort, vive Renaud ! Etonnante cette chanson qui signe votre retour et ouvre l’album ?

R. : Docteur Renaud, Mister Renard ? Elle décrit ce que je suis, ou en tout cas ce que j’ai été : le gentil chanteur et le vilain pochtron. L’enthousiaste et le désabusé. Le rebelle et le cynique. L’ange et le démon. Et plus généralement l’ambivalence de tout un chacun. Tout le monde a sa part d’ombre. Je ne vois pas pourquoi un artiste, qui a le beau rôle parce qu’il est souvent dans la lumière, ne ferait pas état de ses travers les plus noirs. Et puis les gens gris sont sans intérêt.

D’où votre fidélité quasi filiale à Mitterrand que vous évoquez à nouveau dans Mon bistrot préféré et dans Baltique, chanson dédiée à son labrador ?

R. : Je l’ai aimé, je l’aime encore. Point final.

Vous rendez également un hommage appuyé à José Bové, seul survivant du jeu de massacre de la chanson Je vis caché…

R. : J’aime bien Bové parce qu’il est aujourd’hui le seul homme politique qui m’enthousiasme, me fasse espérer un monde plus propre. Je dis bien « homme politique » parce que, même s’il ne se dit que leader syndical, son combat, lui, me semble éminemment politique. Protection des petits paysans, lutte contre les ravages de la mondialisation économique et culturelle, défense des artisans face aux multinationales de la malbouffe, rejet des OGM, des hormones et autres saloperies. De plus, il est tiers-mondiste, antiraciste, écologiste (plus que bien des Corinne Lepage) et solidaire des peuples opprimés. Si ça, c’est pas politique ! Il faut croire que ses idées dérangent nos dirigeants puisqu’il va aller en prison pour elles.

Sa visite mouvementée au QG d’Arafat a fait du bruit…

R. : Ce n’est pas ce qu’il a fait de plus opportun à mon avis. Mes engagements pour la cause palestinienne sont connus, mais je me sens plus proche des militants pacifistes de La Paix maintenant que d’Arafat. Je crois qu’il est temps pour le Vieux de passer la main, et pour Sharon aussi d’ailleurs. Sus aux faucons, place aux colombes !

Plutôt que de commenter l’histoire du fond de votre bistrot, avez-vous envisagé de vous engager auprès d’organisations qui défendent vos idées ?

R. : Je ne m’engage plus derrière personne et je ne suis membre de rien. J’ai payé les frais de mes engagements passés. Aujourd’hui, je me veux plus discret, je n’ai pas envie de la ramener, ni de passer pour un donneur de leçons dans les médias. Mais si, demain, Attac, par exemple, me demandait un concert de soutien, ou s’il fallait faire barrage à la peste brune, j’irais les yeux fermés. Je n’ai pas baissé les bras, même si certaines des dernières chansons pourraient laisser penser le contraire.

Celle notamment où vous dites ne plus vouloir donner votre «obole aux Restos » du cœur, alors que vous en avez été l’un des fondateurs?

R. : A travers eux, qui sont inattaquables et qui font toujours un excellent boulot, j’ai voulu exprimer une forme de ras-le-bol de l’humanitaire parce que j’ai été écœuré par un paquet de scandales qui ont éclaboussé nombre d’associations. Tout ce fric qui part en frais de fonctionnement, de représentation quand il n’est pas détourné par des aigrefins, c’est plutôt démoralisant.

N’est-ce pas un peu «tendance» de se moquer de ceux qui s’engagent dans l’humanitaire ou la politique, de BHL, par exemple, sur qui vous vous acharnez dans l’Entarté ?

R. : Ce ne sont pas ses engagements, souvent manichéens, qui me dérangent le plus. C’est sa propension à vouloir occuper le champ médiatique, à être un acteur incontournable du prêt-à-penser. Comme disait Coluche : «II a des idées sur tout mais il a surtout des idées.» Un peu comme Mgr Gaillot à une époque, ou Bové aujourd’hui, dès qu’il y a une caméra quelque part, on est sûr de les trouver. C’est vrai que ma chanson est un peu vacharde, j’ai voulu mettre les rieurs de mon côté. C’est facile, mais ça fait tellement de bien de se moquer de la suffisance et des puissants. Même si l’entartage est au fond une agression que je trouve violente, qu’il me jette la première pierre, celui qui n’a pas rigolé quand il a vu BHL ou Bill Gates se faire encrémer la chetron.

Comment un militant de la non violence comme vous, ennemi du nationalisme quand il est français, peut-il dédier une chanson à la compagne de François Santoni ?

R. : Parce que je suis parisien mais aussi basque, corse, breton, occitan, catalan, ch’timi… citoyen d’une Europe des peuples pas des banquiers, des bétonneurs et des marchands, sympathisant de la première heure de toutes les luttes des peuples sans Etat, des peuples que l’on opprime, des langues, des cultures et des traditions que l’on nie, des paysages qu’on massacre, des folklores qu’on ridiculise et des militants qu’on criminalise. Malgré mon dégoût de la violence, on ne m’ôtera pas de l’idée que ce ne sont que les bombes qui ont empêché les spéculateurs et les promoteurs de faire de la Corse le bronze-cul de l’Europe, d’en faire une nouvelle Côte d’Azur de béton, de néons, de casinos et de Novotel futuristes. J’ai croisé deux ou trois fois Santoni dans le bistrot où je vis, nous avons bu quelques coups ensemble, il me parlait de tout ça comme je le dis dans la chanson. Je l’aimais bien. Son assassinat a bouleversé sa compagne, Christel, que j’aime beaucoup, et ma chanson est un signe d’amitié pour elle et de fraternité envers le peuple corse. A travers elle, je pense à toutes les femmes corses dont les maris, les pères ou les fils ont souffert du colonialisme français, mais aussi des luttes intestines entre factions rivales où un chat, même corse, ne retrouverait pas ses petits.

Vous n’avez donc probablement pas voté Chevènement…

R. : Aucun candidat des deux tours de la présidentielle opposé au regroupement des prisonniers corses et basques dans leur pays n’avait de chances d’avoir ma voix. Il n’en restait donc pas beaucoup.

C’était votre seul critère de choix ?

R. : Non, mais c’en était un important. L’abandon progressif du nucléaire en était un autre. Hormis les Verts, ils étaient tous pour le productivisme à tout crin, la mondialisation douce, voire, pour certaine, le retour de la dictature du prolétariat. Bref, comme disait l’autre, toutes des salopes sauf Mamère. Quant au second tour, j’ai trop honte de vous révéler ce que j’ai voté. Je me comprends, vous aussi j’espère…

Le résultat de l’élection présidentielle vous inspire un commentaire ?

R. : Vivement les législatives ! Il faut maintenant aller à gauche, toute ! Verts d’abord, rosé ensuite. Tout plutôt que les escrocs et les fachos…

Cet album est moins politiquement « marqué » que les précédents…

R.: C’est vrai, j’ai écrit ce qui est venu. Ça a été, en l’occurrence, des chansons plus personnelles, chansons d’un mec de 50 ans, un peu désabusé, qui a eu envie de parler de son cœur meurtri plutôt que des malheurs de l’humanité, sur lesquels j’ai déjà livré mes sentiments plus souvent que n’importe quel autre chanteur. J’ai chanté une période de ma vie. Mon prochain album comportera peut-être 10 chansons sur la guerre, la misère, l’oppression, le FN s’il est hélas encore là. L’insécurité a tenu la première place au cours de la campagne et cela semble continuer pour les législatives.

Vous avez commencé votre carrière en chantant les bastons en banlieue, les vols de Mobylette, les bals qui tournent mal… Ce folklore a plutôt mal vieilli, non ?

R. : J’ai chanté mon époque. Elle a changé et les banlieues avec. Je les ai pas mal fréquentées, la violence y était anecdotique. Il y avait toute une fraternité, toute une solidarité de bandes. Tout un folklore, comme vous dites. Aujourd’hui, comme les flics, il y a certains quartiers où j’aurais peur de mettre les pieds. Cela dit, les banlieues n’ont pas le monopole de la violence. Ce que je regrette, c’est que les « sauvageons » l’exercent contre des gens aussi pauvres qu’eux au lieu de s’en prendre aux vrais responsables de leur détresse, à savoir les boursicoteurs, les dealers, les patrons, la société du spectacle qui leur refourgue à tour de bras de la violence hollywoodienne et des idoles de merde. Sinon, comme beaucoup, je trouve dégueulasse l’exploitation de l’insécurité à des fins politiciennes, électorales.

Dans Manhattan-Kaboul, la responsable ultime des attentats du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan semble être « la violence éternelle ». Ce n’est pas un peu court ?

R. : Ce n’est pas une chanson géopolitique, c’est le témoignage de deux civils anonymes, victimes d’une guerre qui les dépasse. Mais, si vous voulez le fond de ma pensée, les lobbies militaro-industriels et pétroliers ricains, s’ils ne sont pas directement responsables, doivent quand même bien se frotter les mains en ce moment.

Vous n’avez écrit qu’une musique dans cet album. Vous avez renoncé à composer ?

R. : Ecrire est toujours un vrai plaisir, composer est devenu pour moi une galère. Je n’y arrive plus guère sans me parodier, c’est pour cela que j’ai délégué cette corvée à deux de mes proches amis, excellents compositeurs. Il n’est pas dit que, dans le prochain album, je ne reprenne pas ma guitare pour essayer d’être plus créatif de ce côté-là.

La chanson Petit pédé dit que « seul l’amour guérit tous les maux », vous y croyez encore un peu, alors ?

R. : Je ne crois même qu’à ça. C’est ça qui fait vivre, c’est ça qui fait tenir face à la barbarie du monde. C’est un sujet que j’aborde aussi dans Elle a vu le loup, à travers l’histoire d’une gamine de 15 ans qui jette un peu tôt sa fleur aux orties. Au fond, je crois encore à l’amour, mais peut-être plus au couple.

Vous rentrez du Canada. On parle d’un film pour 2003 et d’autres projets.

R. : Je termine le tournage d’une comédie policière américaine avec Gérard Depardieu, Johnny Hallyday et Harvey Keitel. J’y joue l’un des rôles principaux, un tueur. Ça promet d’être pas mal. Je finis aussi d’écrire un bouquin, la chronique de mes années noires au fond de mon rade, et puis je fais le Zénith. J’ai du pain sur la planche et c’est Byzance.

Propos recueillis par Pascal Fioretto

  

Source : HLM des Fans de Renaud