N° 132, 4 janvier 1995
Envoyé spécial chez moi
Fais ta prière, Siné
Cher Bob,
Ça fait tout juste un an que j’ai arrêté d’écrire dans Charlie, je n’ose pas imaginer combien je t’ai manqué. Je n’ai, de mon côté, jamais cessé de te lire, commençant toujours mon numéro par tes gribouillis de la page 10, vingt minutes pour les déchiffrer, une semaine pour les digérer, toujours émerveillé devant ton sens profond de la nuance, toujours fasciné par ton amour de l’humanité et les solutions que tu préconises pour la débarrasser de la canaille galonnée ou non, solution auprès desquelles la « finale » paraît bien fade. Et puis j’ai suivi tes conseils, au moins musicalement, j’ai acheté quelques-uns des disques de musiques de nègres dont tu nous recommandes l’écoute à longueur de colonnes, c’est vrai que finalement c’est pas mal, surtout les paroles. Musicalement, par contre, je me demande si je ne préfère pas Daniel Guichard. En fait, ça ne m’étonnes pas que tu craques pour le gospel, les petits maîtres blancs ont toujours eu cette indulgence amusée pour le chant des esclaves.
Je rigole. C’est juste pour t’énerver. Juste parce que depuis un an j’ai croisé des dizaines de lecteurs qui, après m’avoir fait part de leur tristesse devant ma démission de Charlie, m’ont affirmé : « ce qu’on aimait bien, surtout, c’est quand tu t’engueulais avec Siné ! » Alors voilà. Comme en plus tu as lâchement profité de mon absence pour continuer à me chambrer alors que je pouvais même pas te répondre, je te préviens que je vais être particulièrement vigilant au moindre de tes écrits et crobards. Au premier dérapage je t’allume. Si, par exemple, après avoir chié dessus depuis des siècles, tu t’avises de nous faire l’éloge des polyphonies corses sous prétexte que tu t’es déniché à vil prix une résidence secondaire dans l’île de Beauté et de boum-boum et que tu crains qu’on te la fasse péter, je vais pas me gratter pour te traiter de faux-cul. Si tu nous la joues un peu trop beauf’ avec ton comité de soutien aux fumeurs, aux pochtrons et aux automobilistes, je rejoins le camp des buveurs d’eau – non fumeurs – rouleurs de scooter, au premier rang desquels mon Philippe Val de rédacteur en chef préféré que tu n’as, d’ailleurs, pas pu t’empêcher d’égratigner récemment, ingrat que tu es ! Le malheureux n’avait pourtant pas commis d’autre crime que de déclarer dans ces pages : « Comptez pas sur moi pour aller manifester dans la rue si demain le gouvernement interdit les bananes. » Déjà, moi, je savais pas qu’elles étaient autorisées, donc je m’en cognais un peu de vos histoires de bananes. Mais toi non. Aussi sec, tu montes au créneau, on touche à ta banane, on attente à ta liberté, t’es prêt à te battre, prêt à mourir pour la légalisation d’un fruit défendu. Encore, la pomme, je comprendrais que tu t’insurges, mais as-tu déjà bu du calva de banane ?
Quant à Philippe Val, rassure-toi, je ne le considère pas non plus comme blanc-blanc dans cette ô combien intéressante polémique. Son mépris de la banane vient, n’en doutons pas, de son éducation provincialo-militaro-puritaine que, sous sa carapace d’insurgé, j’ai si souvent vue transpirer. Phiphi, si tu lis ces lignes, cesse donc d’assimiler désespérément l’idée de « banane » à une bistouquette, tu sais bien que Siné, toi et moi, c’est plutôt le mot « cure-dents » qui devrait nous inquiéter…
Bon, allez, sérieux, bonne année à tous chez Charlie, salut à toi lecteur – chéri – d’amour, bienvenue à moi, à partir de la semaine prochaine je vous promets une chronique régulière sur l’Homme et sa fiancée, avec ou sans banane.
Source : HML des fans de Renaud