Octobre 1988
Sur scène un arbre gigantesque, et de la vraie pelouse… Renaud sème ses chants au Zénith avant de labourer toutes les régions de France. Un spectacle superbe, que le chanteur entrecoupe de sketches… peut-être pour contrebalancer le ton un peu mélancolique de ce récital, le mieux achevé qu’il nous ait donné. Les contraintes de son métier, sa passion de la nature, l’Europe des enfoirés, l’amour, les infirmières, Paris et ses rouges-gorges… Renaud, chanteur énervant, répond à nos questions.
HUMANITÉ DIMANCHE : Tu avais annoncé que tu ne donnerais aucune interview pour la sortie de ton nouvel album « Putain de camion », et nous voilà. Tu es violemment attaqué par les radios FM, et tu chantes au Zénith patronné par NRJ. C’est dur d’être chanteur en 1988 ?
RENAUD : Moins que d’être ouvrier. Tout est relatif. C’est un métier éprouvant physiquement et nerveusement, mais surtout mentalement. Ce qui m’épuise, c’est tout ce que cela exige de compromis, de concessions, de navigation, et de refus aussi, pour tenter de rester le plus pur possible dans cette vaste entreprise commerciale. Il ne faut pas seulement travailler à son art – sans A majuscule -, mais aussi le vendre.
H.D. : Plus qu’avant ?
R. : Ce sont des choses qui ne me frappaient pas il y a quelques années ; j’étais peut=être porté par la vague, par une sorte d’état de grâce. Désormais, il y a tellement de produits, d’images, d’événement médiatiques, une telle pression que pour surnager il faut faire des concessions à une ligne qu’on voulait droite. Regarde Goldman, il est sponsorisé non seulement par une radio, mais aussi par Coca cola. Même lui en est arrivé là, parce que c’est indispensable pour qu’un spectacle ait lieu dans les meilleures conditions. C’est le même problème pour ce qui concerne les trois lettres de NRJ qui encadre la scène pour mon Zénith. Quelle que soit la qualité des albums ou des chanson présentes, il faut toujours faire mieux que la fois précédente. Sinon on perd pied. C’est une nouvelle aventure, mais aussi un cercle vicieux. Ça coûte plus cher et donc l’intervention de partenaires dont on se passerait volontiers est nécessaire. Il y a deux ans, pour mon spectacle, c’était RTL ; il y a quatre ans, Europe 1.
Aujourd’hui, la présence de NRJ choque pus, parce que je ne suis pas tendre avec les radios FM. C’est pas ma tasse de thé. Mais ce n’est pas non plus la guerre ouverte.
Pour ce qui concerne les interviews, j’en avais marre de ne pas être jugé sur mon travail, mais de devoir sans cesse me justifier, parler de ma vie privée, être interrogé sur ceci-cela et quelques fois vois mes propos déformés. Et puis je me suis aperçu que beaucoup de ceux qui viennent me voir ne savaient même pas que j’avais sorti un nouvel album. Alors…
H.D. : Tu te proclames chanteur énervant. Qui veux-tu énerver ?
R. : Ceux qui m’énervent : les dirigeants, les militaires, les réactionnaires, les intolérants, les poussiéreux…
H.D. : Tu n’es plus fatigué ?
R. : Quand j’ai écrit la chanson dont tu parles (Fatigué) j’étais effectivement moralement épuisé. J’en avais marre de ce monde, de ces gens, de chanter les luttes, de me justifier. Et puis j’ai repris le dessus.
H.D. : Il y a quelques années tu chantais la mer, et ton décor était naval. Maintenant c’est sous un arbre géant et sur une pelouse. Tu as remis les pieds sur terre ?
R. : Il y a quelques années, j’ai découvert la mer, la voile et j’ai vécu des aventures assez chouettes que j’ai eu envie de faire partager. Ma nouvelle passion ce sont les arbres et la terre. Elle n’est pas très originale, de nombreux adolescents l’éprouvent, mais moi de j’avais jamais eu pour cela une attirance particulière. J’ai découvert ça avec la pèche à la ligne, et j’ai un plaisir énorme à vivre sous les arbres, à en planter, à les greffer. Ils nous font vivre et on les massacre à tour de bras avec la pollution, les pluies acides, Tchernobyl…
Les arbres incarnent aussi la longévité, la solidité, la maturité, la sérénité, et un ancrage solide. J’en ai besoin. Et puis un arbre sur scène, c’est bien à la veille du bicentenaire de la Révolution.
« Visage pâle attaquer Zénith »… La cuvée 88 de Renaud mêle humour et mélancolie.
H.D. : Souhaites-tu le célébrer ?
R. : La commémoration, c’est une vaste fumisterie. La fameuse commission a un fric fou, distribué à des trucs tape-à-l’œil au gré de querelles de chapelle. Si la moitié de ce qui se dépenses là était versé aux Restaurants du cœur ou aux smicards… Tiens, ça me fait penser à un défilé militaire du 14-Juillet. On aurait mieux fait de célébrer dignement les cinquante ans du Front populaire. Peut-être que je ne me rends pas bien compte de ce qu’a pu représenter la royauté comme souffrance et la République comme espoir, mais la monarchie, j’ai l’impression de la revivre aujourd’hui.
H.D. : Tu changes J’donne ma langue au chagrin dans Trivial poursuite, tu es désespéré ?
R. : Bien sûr, des dictatures tombent, d’autres tremblent, des guerres cessent, mais combien d’autres conflits explosent ? En Afghanistan ou au Chili ça s’arrange, mais regarde l’Algérie. Quand j’ai écrit Trivial poursuite, il y avait cent jeunes Palestiniens assassinés dans les territoires occupés, ils sont près de trois cents désormais. Il n’y a guère de motifs de se réjouir, si j’en crois la presse et la télé.
H.D. : Dans une de tes dernières chansons Ne me jette pas, tu as l’amour triste. Une nouvelle version de Il n’y a pas d’amour heureux ?
R. : Si, il y a des amours heureux. Mais les plus beaux ne sont pas dissociables de déchirements, de conflits, de luttes. Ce texte est un exercice de style sur la pureté et la fidélité. À travers mon exemple, assez impudique, je traite les hommes de salauds, parce que je crois les connaître plutôt bien sur le plan des comportements amoureux.
H.D. : Tu prévoyais une nouvelle version d’Hexagone. Où en est-elle ?
R. : Je ne l’ai pas terminée. Mais je la ferai. Son refrain, c’est « Bonjour l’Europe des enfoirés ». Elle décrit la France au sein de l’Europe qu’on est en train de nous faire, celle des banques, des militaires, des expulsions, des chômeurs et des immigrés. Au détriment d’une autre, qui a un nom tellement beau : l’Europe des peuples.
H.D. : Tous les soirs tu es sur la pelouse. As-tu un peu le temps de suivre l’actualité ?
R. : Je le fais moins assidument. Mais je soutiens la lutte des infirmières par exemple. Elles ont un boulot épuisant, elles se dévouent corps et âme, elles sauvent des vies, et sont payées à peine plus du SMIC. Les gouvernements passent, les régimes passent, et les salariés râlent toujours autant parce qu’ils ont toujours autant de difficultés. Certains se réjouissent qu’il y ait moins de conflits sociaux. Mais c’est parce qu’ils les prisent. Comme ils casent la sidérurgie, le textile, la navale, les aciéries, les charbonnages… Ils espèrent qu’il n’y aura plus de problèmes ainsi. Mais ils en auront avec les chômeurs.
Puisque tu parles d’actualité, je vais voter oui au référendum sur la Nouvelle-Calédonie, puisque les Kanak veulent voter oui. Comment faire autrement ? Mais avec scepticisme. Si les Kanak peuvent y a gagner un peu de paix… Mais il y a des risques aussi d’apartheid avec la séparation de l’île en deux, la partie la plus pauvre pour les Kanak, et la plus riche pour les Caldoches. Il faudrait aussi désarmer les milices des colons.
H.D. : Michel Sardou vient à un spectacle de Renaud… Étonnant, non ?
R. : On a évolué tous les deux. Lui a mis de l’eau dans son vin et moi dans mon ricard. Dans le tableau tellement médiocre de la chanson française, c’est un grand bonhomme qui sait chanter et tenir un public. La plupart des chanteurs du top 50 ne font pas de scène. Et je crois que ses chansons d’aujourd’hui n’ont plus la tonalité d’extrême droite qui était la leur.
H.D. : Ton public réagit vivement à toutes tes chansons les plus engagées…
R. : C’est bien la preuve que tous les discours sur la « Goldman génération » ou la « Mitterrand génération » sont archifaux. Et que les jeunes ne correspondent pas à ces discours sur la soft ou la non-idéologie, sur le consensus, l’ouverture.
H.D. : L’une d’elle est particulièrement applaudie, Rouge-Gorge.
R. : Ça me fait plaisir que tu l’aies noté, parce que personne ne parle de cette chanson qui est une de celles que je préfère. J’avais envie d’écrire depuis longtemps sur Paris, massacré par les promoteurs, vidée de sa population ouvrière et de ses usines. Ce sont les incendies criminels du 18e et du 19e arrondissement qui m’ont décidé à l’écrire. Des affairistes véreux semblent avoir foutu le feu aux immeubles pour expulser des pauvres mauvais payeurs et des immigrés, pour faire une opération immobilière juteuse. Et puis j’ai rencontré Doisneau. Ce petit bonhomme qui est un grand, a photographié ce Paris que j’aime et qui est en train de disparaître. Un rouge-gorge ? L’idée m’est venu de ce symbole : un moineau qui chante, avec un foulard rouge autour de cou.
Propos recueillis par Patrick Apel-Muller
Source : L’Humanité Dimanche