Paroles & Musique
Nouvelle série N° 6, avril 1988
Un nouvel album de Renaud, c’est un événement : tu restes le recordman des ventes ?
Renaud – Je ne sais pas. Les avis sont partagés. Pour certains, c’est moi, pour d’autres, c’est Goldman. Moi je crois que c’est lui, parce que pendant qu’il vend 600 000 albums (contre 1 200 000 pour Renaud – NDLR), il vend aussi trois fois 800 000 45 tours. Moi je n’ai jamais été un vendeur de 45 tours. Quoi qu’il en soit être l’un des plus gros vendeurs me fait évidemment très plaisir, mais c’est aussi une grande jouissance vis-à-vis du métier, qui, dans son grand amour pour le succès, est un peu excédé et qui, parait-il prédit depuis un moment ma chute imminente. J’ai entendu dire, par des gens dont je pensais qu’ils m’aimaient bien, « Renaud, c’est le Verchuren de la chanson, ça plaît parce que c’est vulgaire. Il vend ses disques sur prescription du Parti communiste. Son million d’albums, c’est un accident ça ne se reproduira plus jamais ! » Manque de bol, le suivant le dépasse… Oui, ça me fait plaisir aussi parce que je suis sûr que ça en fait rager plus d’un
Un tel succès, ça n’accentue pas l’angoisse de la suite, du moment où l’on aura tout dît, où plus rien ne « viendra » ?
C’est une angoisse perpétuelle. A chaque album elle est plus violente. Déjà, après Morgane de toi qui était mon septième album et qui a atteint des scores phénoménaux, je me suis vraiment inquiété terriblement – non seulement de savoir ce que j’allais raconter dans le suivant mais parce que j’étais conscient d’être attendu au tournant…
Tu as dû fait des envieux : on a parlé à ton propos de « contrat du siècle » ?
Je suppose, et j’espère. En France, le succès est toujours très mal vu : l’argent, la réussite, ce sont des sujets tabous. Il est vrai, aussi, que mon succès, je l’analyse personnellement comme étant non pas injuste, mais, disons, un peu excessif, disproportionné…
C’est une chose que tu pouvais imaginer ? Tu penses encore a l’époque où tu chantais dans le métro ?
Jamais je n’aurais imaginé une telle carrière. Bien sûr que je pense encore au métro ! Mais à l’époque – comme aujourd’hui d’ailleurs, j’avais aucune ambition dans ce métier. Au moins jusqu’au troisième album, je me suis laissé porter par le succès. Je faisais ça complètement en dilettante, en me disant : « On verra bien ». J’ai jamais eu le feu sacré. J’ai jamais été un passionné de musique, et la scène, c’est pas ma vie, comme pour tous ces artistes qui en font des caisses sur l’émotion qu’ils éprouvent face au public. Ma vie, c’est avec ma femme et ma môme essentiellement et puis avec mes potes, les gens que j’aime. C’est aussi la scène, mais c’est pas vital, même si, c’est sûr, tous ces gens qui m’aiment j’ai pas envie de les décevoir.
Ce succès, cette carrière, tu penses que c’est le fruit de ton travail, de ton talent ou une espèce de miracle ? Que c’est légitime, ou inespéré ?
Je voudrais pas faire de fausse modestie. Je comprends que mes chansons plaisent aux gens puisqu’elles me plaisent à moi, et que je crois avoir des goûts très simples – les goûts des gens. J’ai un peu les mêmes réactions que l’homme de la rue par rapport à la vie, à tout ce qui nous entoure. Donc je comprends qu’ils aiment ce que je viens leur dire. Mais à ce point la, ça me sidère. Ça m’étonne à chaque fois. Il parait que mes chiffres de vente sont du jamais vu dans le métier depuis quinze ans. C’est une chose qui me stupéfie. Mais ça ne me torture pas.
Je bénis le ciel, je suis heureux, mais j’essaie pas d’analyser le pourquoi du comment : il y a des sociologues plus qualifiés qui se sont penchés là-dessus. Ça tient sans doute à plein de choses, à mes paroles, à mon climat musical qui est un peu déroutant. Ça tient à ma personnalité, à mon charisme sur scène, si charisme il y a. Ça tient peut-être aussi à la façon dont je conduis ma carrière, ou même à la naïveté de certains de mes propos dans les interviews. Ça tient sûrement à tout ça, plus la chance, plus du boulot quand même ! Et par-dessus tout ça, il m’arrive parfois de penser que là-haut quelqu’un a fait : « Plouf plouf plouf.. ce-se-ra-toi-qui-se-ra-célè-bre- », dans une foule de cinquante millions d’individus. Que j’ai un bol pas possible, quoi.
Le grand privilège de ce métier, c’est quoi ? La liberté, l’argent, la célébrité ?
C’est pas l’argent même s’il procure beaucoup de liberté. Ainsi, moi, pour des années et des années, je suis débarrassé du souci de savoir comment je vais payer mon loyer ou nourrir ma famille. Si j’ai envie de faire une collection de BD et de me payer la première édition de Tintin au pays des Soviets, je peux me l’offrir. Donc c’est le pied. Mais le plus grand privilège, c’est de savoir qu’on est aimé par tant de gens. C’est le regard amoureux des mômes, des kids, au premier rang, pressés contre les barrières, le poing tendu, le briquet allumé, et cette flamme qui brille dans leurs yeux quand je leur chante mes chansons. Et puis il y a les témoignages des gens dans la rue, de tous âges, qui viennent me dire qu’il faut que je continue, avec mes mots et mes idées.
Il ne se passe pas un jour sans que quelqu’un ne me dise quelque chose de ce genre, qui me touche au plus profond. Le grand privilège aussi, c’est de se dire qu’on est sorti de la masse. C’est pas du mépris pour la masse, mais à 15 ans je savais que je ferais pas un métier comme les autres. Je savais pas ce que je voulais faire, je savais seulement que je voulais exercer un métier artistique, et ne pas être quelqu’un d’ordinaire.
Mais quantité de gens rêvent ainsi, et ça ne débouche sur rien. Tu penses parfois qu’il aurait pu en être ainsi pour toi aussi ?
Bien sûr. Mais je pense que je magouillerais dans une activité artistique quelconque. Je serais peut-être instituteur dans le meilleur des cas, chômeur ou voleur dans le pire, et dans ma petite vie, je me réaliserais, à titre personnel, sans succès, sans fortune, dans une passion artistique. Je ferais peut-être de la poterie, je ferais de la poésie en amateur, que je publierais à compte d’auteur, etc. Mais je ne pense pas que j’aurais été forcément malheureux.
Tu aimes toujours autant ce métier ?
Je ne me souviens pas avoir dit que l’aimais ce métier. J’aime être sur scène, oui, mais je ne prends pas un plaisir immense à chanter, parce que j’ai du mal, je ne suis pas un chanteur, j’ai pas la voix. Pour moi c’est un effort, c’est dur, c’est pas très enrichissant. J’aime pas ma voix mais j’aime le contact avec les gens. Sinon, Si, j’aime bien ce métier quand même : j’aime bien l’ambiance en tournée. Avec mes copains, c’est vraiment la colo, on est des adolescents, on se couche tard; on picole, on déconne, on est heureux, on est libres.., On sait aussi que, dans chaque ville, on est attendus par des milliers de mômes, et c’est une chance mode, c’est pas donné à tout le monde.
Récemment une journaliste me demandait si tout ce qui m’arrivait me rendait heureux. Et je te jure, en toute sincérité, je suis pas arrivé à lui dire oui, parce que ça aurait été un mensonge. C’est pas ça qui me rend heureux, c’est pas ce métier-là : ce métier-là me rend CONTENT. Le bonheur, c’est différent c’est quelque chose de beaucoup plus simple, mais de beaucoup plus dur à trouver : c’est ma fille qui rentre de l’école avec un sourire jusqu’aux oreilles en me disant : « J’ai fait zéro fautes à ma dictée) »; c’est des matins avec elle dans les allées du jardin des Plantes, à lui faire découvrir les serres ou les galeries de paléontologie, et à partager son bonheur et son intérêt; c’est me femme qui me dit : « Je t’aime » quand moi je m’aime pas. Le bonheur., c’est des petits riens, ce sont des instants, dans une journée, dans une vie, qui, mis bout à bout, quand tu fais le bilan, te font penser, parfois, s’il y en a eu beaucoup : « Oui; j’ai été heureux. » Mais c’est pas ce métier-là qui me rend heureux. Je pourrais vendre dix millions d’albums et remplir le parc des Princes pendant un mois, je ne serais pas plus heureux, ni plus malheureux, que je ne le suis aujourd’hui; je serais peut-être plus content…
Tu as un personnage quand même un petit peu anachronique par rapport à ce métier qui est un univers de frime et d’esbroufe !
J’entretiens pas ça, mais, Si c’est le cas, j’en suis ravi. En fait je suis un peu le cul entre deux chaises. Une partie du métier me considère comme marginal, trop marginal pour faire partie de la « grande famille », estimant que ma réussite est une insulte à tous les artistes, parce que je chante mal, parce que mes musiques sont approximatives et ma prose peu académique, etc. A l’inverse, pour une autre partie du métier, par exemple pour les chroniqueurs des pages « Spectacles » de Libération, je suis au contraire complètement récupéré, showbiz, et vendant beaucoup de disques, donc pourri, etc.
Et toi, entre ces deux extrêmes, tu te situes comment ?
Moi, je me sens effectivement plus proche des anars que des programmateurs du Top 50. Je me sens plus proche de Radio libertaire que de Nid. Mais j’ai toujours considéré qu’il fallait savoir utiliser NRJ et le Top 50 et Guy Lux pour toucher les gens…
Il y a chez toi un côté provocateur, aussi : ces gens là, tu ne les as jamais ménagés ! Dans ton nouvel album, tu tapes encore sur France-Soir, sur la FM, sur la télé, entre autres.
Oui, et je peux expliquer pourquoi : les FM m’ont versé 72 centimes en treize ans de carrière ! J’exagère pas : depuis la création des radios dites » libres » – j’aime beaucoup la phrase de Desproges à ce sujet : « J’ai trop de respect pour la liberté pour appeler ça des radios libres » – depuis 81 donc depuis les radios « pirates » d’abord, « libres » ensuite, commerciales privées enfin, ces radios, sur lesquelles je suis quand même passé énormément m’ont payé, pour l’ensemble de mon répertoire, 72 centimes. Je suis pas aigri, ni furieux, mais que NRJ, qui est le deuxième radio de France, qui a des budgets publicitaires presque aussi énormes que ceux de RTL ou Europe 1, ne paie pas les droits d’auteur, je trouve ça scandaleux. Pas pour moi ! Moi j’en ai rien à foutre, j’ai pas besoin de ça. Non, je trouve ça scandaleux pour les petits, pour les groupes qui attendent après ça pour bouffer. A l’époque où 200000 mômes sont descendus dans la rue pour défendre NRJ, qui elle-même ne protégeait pas vraiment les artistes français, préfèrent les Michaël Jackson et autres, on pouvait attendre un peu plus d’honnêteté, de loyauté de la part de la station… Alors j’ai pas une grande passion pour les FM, donc le leur ai fait un petit croche-pied au passage, pas trop méchant…
France-soir, j’aime pas cette presse-là. Quant à la télé, n’en parlons pas…
Tu as décidé, pour la première fois, de ne pas faire la moindre promotion pour ton album – excepté la présente interview ?
Pour ce disque, je me suis à nouveau posé une question qui me travaille depuis des années : est-ce que le dois faire de la promo, est-ce que je dois faire Guy Lux ou pas – par Guy Lux j’entends l’ensemble des émissions de variétés – est-ce que je dois me marginaliser complètement ? Ou encore agir comme Maxime Le Forestier qui, un jour, a décidé de faire une « promotion intelligente », à savoir qu’il n’est plus allé que dans tes émissions où on l’attendait – chez Gicquel, chez Chance – et où il ne touchait que son public, et non pas le public. Moi j’étais d’un avis contraire, je lui disais : « Non, il faut aller chez Guy Lux, même si l’émission craint un peu, même si tes coincé entre Karen Cheryl et Hervé Vilard C’est là que tu touches les gens, tous ceux chez qui, sans ça, tu n’irais jamais… » Mais c’est à contre-cœur que j’y allais, ça me gonflait par rapport à ma déontologie personnelle.
En fait tant que j’ai considéré que les artistes étaient plus ou moins respectés dans ces émissions, j’ai accepté d’y aller. A chaque album, pourtant je disais : « Bon, ce coup-ci je fais une promotion intelligente »; et chaque fois je me faisais piéger par tout le monde… Parce que je sais pas dire non ! Par exemple, Sabatier m’a harcelé pendant des années pour que je fasse son émission. Grâce à des intermédiaires qui faisaient barrage entre lui et moi, j’arrivais à pas l’avoir au téléphone, je lui faisais dire : « Non, Renaud veut pas faire le « jeu de la Vérité » parce qu’il trouve cette émission lamentable, il trouve le principe navrant il veut pas faire « Porte – Bonheur » » parce qu’il trouve écœurante et scandaleuse cette Fausse charité qui consiste à s’introduire chez des humbles et à filmer en gros plan leurs larmes d’émotion quand on leur offre un traceur; alors qu’ils n’ont même pas de quoi payer le fuel. »
Pendant des années, donc, j’ai refusé, et Sabotier m’a harcelé, harcelé, harcelé… Et parce qu’un jour je l’ai eu au téléphone et que je sais pas dire non, j’ai fini par céder, s’il me promettait qu’il n’y aurait pas de questions méchantes et vexantes du public, qu’on n’irait pas chez les pauvres et que ce serait une interview normale, sans piège.
J’ai donc accepté, et ça fait plus d’un an, maintenant que je me maudis d’y être allé. Non que l’émission ait été particulièrement mauvaise, mais, en direct je ne suis pas à l’aise. Lui, il m’a plus ou moins respecté. A un moment quand même, il m’a fait un plan vicelard, genre : « Oh, vous avez de belles bagues’ Faites un gros plan sur les bagues… » J’avais, c’est vrai, de grosses bagouzes en or aux doigts, et c’était une façon nulle de dire, sans le dire, bien sûr : « Oui, vous chantez la révolte, le refus d’un certain monde, et en réalité vous avez de l’argent vous êtes bourgeois, etc. » J’ai trouvé ça plutôt bas, et mesquin, et j’aurais dû répondre, lui renvoyer sa vacherie dans les dents, et ça fait un an que je m’en veux, un an qu’il ne se passe pas de jour sans que je songe combien j’ai été con ce soir-là : j’ai pas été assez sur le qui-vive, j’ai pas eu assez de répartie. Comme toujours…
Pour le précédent disque, j’avais donc tout fait toutes les télés, et même « L’Académie des Neuf », ce qui avait choqué certains de mes amis. Mais cette émission, il m’arrivait de bien rigoler en la regardant, et puis Foucault est plutôt sympa. J’ai donc tout fait bizarrement les seules émissions auxquelles j’aurais aimé participer, où il eût été plus logique de me voir, je les ai jamais faites : pendant des années, j’ai subi un boycott – dont je ne suis pas du tout aigri – de la part des « Enfants du Rock ». Tout comme j’ai subi, pendant des années, un boycott de la part de Rock & Folk sans doute parce que ça marchait trop bien pour moi… Boycott de Libé aussi, et d’Actuel. Après, ils s’étonnent que je les vomisse, ces gens-là ! Ils m’ont méprisé, ignoré, ou bien bavé dessus pendant des années, alors que c’était peut-être les seuls journaux que je lisais, et les seules émissions de télévision que je regardais I Comme chancel : lui, il faut vraiment le pousser au cul pour qu’il m’invite ! J’y suis allé deux fois : la première parce que Julien Clerc avait insisté très fort, la seconde parce que Frédéric Dard avait insisté très fort. Chancel, je pense pas qu’il m’aime beaucoup. Je me suis même laissé dire qu’il faisait partie des gens un peu choqués par ma réussite, et étonnés que mes textes puissent toucher le public. Mais là, je peux me tromper, j’affirme rien, ce ne sont que des rumeurs…
C’est un peu terrible, ça, d’être attaqué justement par ceux qu’on aime ! Et décourageant, non ?
C’est un peu décourageant oui. Alors il m’arrive de me poser des questions. Mais je veux pas jouer les victimes, ni laisser supposer que je me sens l’objet d’une quelconque cabale. Un exemple entre mille : ma récente tournée en Allemagne, qui était quand même, au niveau du métier, un événement important en tout cas significatif pour la chanson française : sans disque, sans promo, sans télé, sans aucune présence antérieure, j’ai fait entre 800 et 1 500 personnes par soir dans dix villes. C’est mieux que ce que font bien des artistes français en France ! Et ce public de jeunes Allemands connaissait mes chansons. Il serait intéressant que des gens se penchent là-dessus, et se demandent pourquoi, et s’intéressent au fait que la chanson française peut contrairement à ce qu’on dit non seulement s’exporter, mais aussi franchir les frontières de la francophonie. Mais ça, ça n’a pas fait une ligne dans la presse, juste quelques pages photos dans Salut, parce que j’ai un copain photographe qui y travaille et qui, pour gagner sa croûte, a proposé de m’accompagner.
Cette fois, donc, tu as décidé de ne faire aucune promotion ? Rien, pas la plus petite télévision, pas la moindre interview ?
Effectivement cette fois je ne fais rien. Rien du tout. Pour plein de raisons. La première – que je place en tête par honnêteté intellectuelle c’est que je peux me le permettre, ce qui, en suis conscient n’est pas donné à tout le monde. Mais la raison essentielle, c’est que j’en ai marre. Ça fait treize ans que je fais ce métier, que je fois des disques, de la scène, des tournées, treize ans que je fais des télés, des radios, des interviews, etc. Et, récemment les Allemands m’ont demandé de leur envoyer un dossier de presse, un choix de quelques articles significatifs de ce que je suis, de ce que je fais, de ma carrière. Et je me suis tapé la relecture de quasiment tout ce qu’on a écrit sur moi, c’est-à-dire une pile de 80 centimètres d’épaisseur de coupures de presse : des litres et des litres d’encre, des tonnes de papier noirci, des milliers d’heures perdues depuis treize ans. Et, dans cette incroyable marée, j’ai été bien incapable de trouver dix articles intéressants, vrais, bien écrits, et intelligents.
Il y a aussi les griefs personnels que je peux avoir contre certains journaux, et bien des journalistes. Donc, j’ai plus envie. Et je me suis dit que, ce coup-ci, je ne ferais pas de presse. J’en ai marre de cette civilisation du mot et de l’image à tout prix, et j’ai plus envie de m’expliquer, de m’expliquer sans cesse. Il a en plus une chose qui me bassine : je sors un nouveau disque, donc on est supposé m’interviewer sur mes nouvelles chansons, non ? Et on me demande, de but en blanc, devant une caméra, en direct mon opinion sur les otages du Liban, sur la misère dans le monde, sur l’enfance inadaptée, sur Tchernobyl, etc. Ça devient fou ! C’est complètement aberrant ! En outre, quand c’est dans la presse écrite, mes propos sont coupés, arrangés pour tenir dans la colonne, et je ne reconnais jamais ce que j’ai pu dire. Alors cette falsification constante de mes propos a fini par me dégoûter, et j’ai plus envie de parler, j’ai plus envie de répéter mille fois les mêmes choses dans le désert. Ça fait mille fois que j’explique comment j’ai vécu, qui étaient mes parents, ce qu’a été mon enfance, dans quel contexte social, et je suis toujours « le petit loubard bourgeois ». J’ai jamais prétendu être un loubard, mais jamais je pourrai dire que je suis un bourgeois, parce que c’est faux. Mais tout ça ils s’en foutent ils écrivent ce qu’ils veulent. Alors maintenant ils écriront ce qu’ils voudront mais sans moi. A la différence près que je m’autoriserai quelques droits de réponse cinglants, et que je leur cracherai dessus s’ils abusent de leur médiocrité.
Et la télévision ? C’est aussi un ras-le-bol ?
Mais la télé, il suffît de la regarder pour comprendre pourquoi j’ai plus envie d’en faire ! Depuis les privatisations, le PAF me fait vomir. L’attitude des stars de la télé, à quelques exceptions près, genre Drucker, a été scandaleuse. Leur mépris pour les petites gens, cet étalage de leur fortune et leur cupidité a eu quelque chose d’ignoble – même si les journalistes y ont mis du leur aussi. Que ces gens-là gagnent des millions, moi j’en ai rien à foutre, et même tant mieux pour eux. Mais cet étalage, et surtout cette espèce de chantage, j’ai trouvé ça indécent, écœurant. Peut-être parce que moi aussi je pense que l’argent c’est tabou, et sale ? Mais moi, je me suis jamais mis à plat ventre devant un billet de banque !
Alors qu’ils viennent pas nous dire, ensuite : « Mais on nous avait promis une couverture de 80 % du territoire ! » Mais c’est bidon ! Eux, ils nous avaient aussi promis de faire de bonnes émissions, et non pas du neuf avec du vieux. Tant pis, je vais me fâcher avec Sébastien qu’est un bon pote, mais sa « Farandole », c’était pas mieux que « Carnaval », et c’était même plutôt moins bien, parce que c’était devenu hebdomadaire. Sabatier, lui, il n’avait même pas cette excuse d’un changement de périodicité !
Et eux qui clamaient qu’ils allaient enfin faire de la télévision « en toute liberté » ! Eux qui juraient qu’ils allaient « inventer une nouvelle télévision » ! Ils ont inventé, mes couilles ! Ils ont fait la même chose, et en pire ! Sans parler, je suppose, des magouilles financières, des pots-de-vin, des dessous-de-table et des budgets gonflés qui ont permis à certains animateurs de s’en foutre plein les fouilles – y a des bruits qui courent…
Et de les voir quitter le navire qui coule aujourd’hui, sans vergogne et sans honte, quelle insulte. Et Bouygues qui les a vus partir en les traitant de traîtres, Bouygues sur lequel ils ont bavé et qui maintenant les reprend, et chez lequel, une fois de plus, ils vont nous refaire les mêmes choses…
Quelle tristesse ! Tout ça est assez lamentable. Du coup, qui a tiré magnifiquement son épingle du jeu Drucker, que j’ai toujours considéré comme un grand pro, et qui, lui, fait une bonne émission de variétés. La vraie star, c’est lui : il ne s’est pas sali, pas corrompu.
Il faut signaler aussi ce directeur de chaîne qui a osé dire : « Nos émissions de variétés ne servent qu’à mettre en valeur nos spot publicitaires »! Je ne conçois pas qu’un artiste, aujourd’hui, puisse avoir assez peu d’amour-propre pour aller cautionner ce genre de propos.
Que dire encore des émissions où la charité est devenue une recette d’audience, un concept; Aujourd’hui on va faire les pauvres, demain on fera les handicapés, puis les aveugles, puis les myopathes, puis les petits Africains, etc. Ça m’emmerde de critiquer ce principe, qui doit avoir son utilité, mais ça aussi, je trouve que ça a quelque chose d’indécent tous ces petits chanteurs qui viennent s’appuyer sur le malheur pour faire la promo de leur dernier disque.
La télé, donc, j’ai plus envie. J’ai plus envie d’aller expliquer pourquoi mon disque s’appelle Putain de camion, et verser ma petite larme sur Coluche… Parce que ça va être systématique, je les vois venir.. Et puis, chanter avec un son pourri alors qu’on se casse le cul des mois en studio pour arriver à un beau son, c’est déprimant. Parce qu’à la télé c’est dramatique. Ça doit être une question de matériel ; les pauvres techniciens, je leur en veux pas…
Refuser toute promotion à ce point, c’est aussi un luxe formidable, ne serait-ce que vis-à-vis de ta maison de disques, Virgin !
C’est vrai. Mais, d’abord, c’est une bonne maison de disques, et ensuite, ils ont l’intelligence de reconnaître que j’ai raison. Dans le cas contraire, ils pourraient toujours penser que c’est un bon plan de promotion que de ne pas en faire du tout : ça fera beaucoup parler. Ma décision est irrévocable : après treize ans de carrière, je décide de me « mansétiser ».
Pendant des années, depuis que je chante, dès mon premier album, en mars 75, je me suis dit : « Est-ce que j’accepte de faire des télés et des radios ? » Et j’ai répondu oui, parce que je ne voulais pas rester le marginal qui, toute sa vie, ne touche qu’un public marginal. Mais, pendant toutes ces années, j’ai admiré l’attitude de Manset et de Thiéfaine (voir l’article page 84), qui ont toujours refusé ce marché pipé, et les concessions. Et pourtant sans promo, sans télé, Thiéfaine vend régulièrement 300000 albums
Et si Chancel t’offrait un « Grand Échiquier » ?
Je dis non à tout. A tout. Pas dans un esprit de vengeance, mais c’est trop tard… Non, j’ai plus envie.
Et si on t’invite à un journal télévisé ?
A plus forte raison !
Moi, quand j’ai un avis à donner sur quelque chose, je le donne dans mes chansons. C’est plus court, plus concis, c’est presque des slogans, trois mots sur la Palestine ou la Nouvelle-Calédonie, etc. Je suis sûr qu’ils seront plus efficaces que si je vais m’expliquer chez PPDA.
On peut tout dire dans les chansons ? Et vous, les chanteurs, vous faites avancer les choses ?
Il m’arrive de penser qu’on a notre rôle à jouer, oui, et qu’on fait bouger les mentalités. Je pense que quelqu’un comme Dylan a participé à la prise de conscience de toute une génération sur la guerre du Viêtnam ou les problèmes de ségrégation raciale. Oui, les chansons peuvent faire avancer les choses. Elles ouvrent les yeux des gens, parfois. Elles sont au moins aussi importantes – sinon plus – que tous les discours et autres traités de sociologie.
C’est sûr, vous avez une certaine influence sur les opinions des gens. Mais l’Interférence de plus on plus étroite entre le showbiz et la politique, ça te parait une chose normale ?
Moi, je veux avoir une influence sur l’opinion des gens, je ne le cache pas ! Pour le reste, je trouve tout à fait normal que les politiques s’intéressent à la chanson, au même titre qu’à tout ce qui se passe dans la vie de la nation. Maintenant qu’ils nous demandent de participer directement à leurs campagnes électorales, moi ça me gonfle.
Chanter à la Fête de l’Humanlte, c’était pour toi un acte politique ?
Ah oui, c’était un acte politique ! Je sais que, pour certains, ça peut ne pas l’être; quand Mireille Mathieu ou Johnny Hallyday y vont c’est pas un acte politique : ils disent que c’est une grande fête populaire, et c’est vrai. Pour ce qui me concerne, c’était délibérément politique : je voulais montrer mon attachement aux militants de base – non pas aux dirigeants, ni aux théories communistes, mais à certaines de leurs luttes.
C’était d’autant plus important pour moi qu’à l’époque où j’y suis allé, en 1984, être procommuniste était un peu considéré comme une tare dans les médias. Donc je voulais marquer ainsi mon attachement à une partie de ma famille de gauche; je voulais énerver les socialistes, aussi, et puis la droite, en disant bien haut : « Je fais la Fête de l’Huma, je ferai jamais celle du RPR ni la Fête de la Rose ». Enfin, disons-le, chanter devant 100000 personnes est quand même une opportunité intéressante
Quand tu achètes une pleine page dans Le Matin de Paris pour afficher : « Tonton laisse pas béton », c’est encore un acte politique ?
Oui, mais je le vois aussi, et surtout, comme une simple prise de position d’un citoyen qui a la chance d’avoir les moyens.
Mais c’est beaucoup plus que cela : tu as une personnalité, une image, un public, et un impact énorme auprès de lui.
Oui, c’est vrai, c’est aussi clair que si avais dit : « Moi, Renaud, j’appelle à voter François Mitterrand ». C’est donc effectivement un acte politique. Un acte qui risque de déconcerter, et même de décevoir une partie de mon public. Mais j’espérais d’abord que ça emmerderait la droite. Et puis, ça me faisait plaisir – un plaisir coûteux ! – d’utiliser un journal pour envoyer une carte de vœux à François Mitterrand… et d’aider financièrement Le Matin.
Cela dit aujourd’hui, je regrette un petit peu cette page. Que les gens sachent que j’aime bien Mitterrand, peu m’importe. Mais je me demande maintenant si j’ai bien fait de l’afficher ainsi ? L’idée m’est venue en discutant un jour avec des proches du Président on s’est dit- « Il faut faire quelque chose, il faut qu’il reste, c’est impossible que les bandits reviennent ». Bon, j’ai pas une grande confiance dans l’ensemble des hommes politiques, et j’ai pas une grande passion pour les socialistes – à la limite, j’éprouve même envers eux une grande méfiance. Mais, à l’égard de la droite, je n’éprouve pas de méfiance, seulement du mépris. Et je préférais voir Badinter m’expliquer sa conception de la justice plutôt que Chalandon…
N’empêche, en achetant cette page dans Le Matin, tu ne penses pas que tu sors un peu de tes attributions ? Que c’est une manière d’abus de pouvoir ?
Si. Je pense, oui, que c’est un abus de pouvoir. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, je me demande si j’ai bien fait. Je m’interroge d’autant plus que, malgré mon « Tonton laisse pas béton », j’ai presque envie maintenant qu’il ne se présente plus. J’ai envie de lui dire : « Tonton, laisse tomber ces magouilles, ces crasses, ces discours, ce milieu, va t’occuper de tes arbres, va écrire tes livres, repose-toi, t’es plus tout jeune, garde tes dernières années pour vivre dans la sérénité, descends à Latché, va faire greffer tes peupliers… »
Et en même temps, j’ai envie qu’il se présente parce qu’il a de fortes chances d’être réélu, ce qui me plairait vraiment. De la même manière, j’ai envie de faire un autre disque après celui-là, et en même temps j’ai envie de tout laisser tomber…
Mais vous savez, pour conclure avec le sujet Mitterrand, c’est surtout l’homme que j’aime, l’humanisme, l’intelligence et la générosité. Pour ce qui est du programme, Juquin, que je soutiens au premier tour, me semble être le candidat qui résume le mieux mes révoltes et mes espoirs… Et mes utopies… !
C’est quoi, le but ? Rendre le monde, et les hommes, un peu meilleurs ?
C’est le grand but, oui. La grande utopie. Qu’on oublie, parce que c’est trop de boulot.. Si on se fixe cette obsession, on crève ! Mais c’est sûrement cette naïveté-là qui nous lie tous, Coluche, Cabrel, Goldman, Lavilliers : cette volonté de bâtir un monde où, un jour, il n’y aura plus de salauds. Peut-être de la misère, soit mais pas liée à une organisation, à une volonté : seulement à des conditions climatiques, des accidents ou des catastrophes naturelles; pas de la souffrance infligée par des hommes à d’autres hommes…
Pour aller vers ce que tu appelles cette « grande utopie » il faut donner l’exemple ?
Je ne sais pas s’il faut. Simplement pour ce qui me concerne, je ne pense pas avoir eu des occasions de me maudire d’avoir été un salaud à l’égard de qui que ce soit.
Tu penses que ton image publique correspond à ce que tu es réellement ?
Je pense, comme Goldman, que nos chansons sont meilleures que nous. Et plus grandes que nous. Moi, ma vie est d’une banalité incroyable. Bien sûr, il m’arrive de vivre des choses que beaucoup de gens aimeraient connaître, comme passer des semaines en studio avec des copains musiciens, ou partir en tournée. Mais prenons l’exemple de mon dernier Zénith : je rentrais chez moi vers 11 h 30 – minuit; j’allais juste bouffer avec mes musiciens le samedi soir, quand il y avait pas classe le lendemain, et tous les matins je me levais à 8 heures pour emmener ma fille à l’école. Les gens se font beaucoup d’illusions sur les artistes. Goldman lui aussi le dit : sa vie est d’une « banalité affligeante » (ou quelque chose comme ça…).
Il n’a pas de chauffeur, pas de somptueuse limousine, pas de château. S’il a du luxe dans sa vie quotidienne, en tout cas il l’étale pas. Peut-être qu’il a un peu de mal à l’assumer, comme moi ? Il fréquente pas non plus le monde du showbiz, on le voit pas à toutes les premières, on le voit pas à Saint-Tropez ni au Festival de Cannes, où il n’aurait rien à foutre… Moi, je suis invité chaque année au Festival du film fantastique d’Avoriaz, et chaque année je fous l’invitation au panier : j’aime pas la neige, j’aime pas les cocktails, j’aime pas les mondanités…
Le cinéma, ça ne te tente pas ? Tu as ce qu’on appelle un « physique intéressant » !
Non, pas vraiment. Je sais que, tôt ou tard, j’y viendrai. Mais seulement quand je serai maître de la création du début à la fin, c’est-à-dire quand je ferai mon film, que j’aurai écrit. Mais sans aller jusqu’à le réaliser : il y a pour ça des gens plus compétents. Quant au côté comédie, une chose m’écœure un peu : c’est que, aujourd’hui que mon nom sur une affiche pourrait attirer du monde, je reçois plusieurs scénarios chaque mois, alors que, quand j’avais 16, 18 ou 20 ans et que ma vraie vocation, avant d’être chanteur, était de brûler les planches, ce métier n’a pas voulu de moi. Et puis, alors qu’il y a en France 20000 comédiens, dont 300 à peine travaillent j’ai du mal à croire qu’il n’y en a pas un, parmi ces milliers de chômeurs, qui ne soit pas plus qualifié que moi pour incarner lés rôles qu’on me propose !
Disons que je n’ai pas envie, non plus, de lâcher la proie pour l’ombre : j’ai un métier qui me prend beaucoup de temps et qui me passionne, alors j’ai pas très envie d’aller, très aléatoirement tâter de la comédie quand je ne suis pas convaincu d’être un bon comédien.
Enfin, le temps qu’il me reste en dehors de la chanson, je le consacre à ma famille et à mes potes : j’ai pas envie de me lancer dans une carrière parallèle.
Tu as toujours ton bateau ?
Je l’ai toujours, oui. Il est aux Antilles. Mais ça fait un an et demi que j’ai pas mis les pieds dessus : je l’ai prêté à un pote qui doit faire du charter avec, ou un trafic quelconque… En tout cas j’ai pas eu de nouvelles depuis plusieurs mois.
Tu te sens comment, en ce moment ?
Un peu bizarre,.. Le disque sort ces jours-ci, et je fais donc pas de promo. Peut-être que je vais subir un boycott, parce que les gens vont vouloir se venger ? Il y a sûrement des gens qui vont mal le prendre. Moi je pense que je vais envoyer un petit mot à deux ou trois personnes du métier pour leur expliquer pourquoi, à mon grand regret je ne participerai pas à leur émission. Ceux que je regretterai vraiment c’est Drucker, c’est Gildas, Denisot c’est les Nuls, peut-être un ou deux encore, qui, malheureusement trinquent pour les autres. Mais, c’est sûr, je vais fâcher plein de monde.
Cela dit j’ai déjà très peu d’amis dons ce métier, d’abord parce que les rapports y sont très superficiels, ensuite parce qu’on ne se voit pas beaucoup. Souchon, par exemple, je crois qu’on s’aime vraiment tous les deux, et qu’on se voue une admiration réciproque. Chaque fois qu’on se croise, on se dit : « On s’appelle, on bouffe ensemble« . Et puis on n’ose pas. C’est probablement une pudeur mutuelle… Et on est restés groupies, malgré tout. Même chose avec Goldman : ma femme me dit tout le temps : « Pourquoi tu rappelles jamais Goldman ? Il te le demande chaque fois. » Eh bien, j’ose pas… ! Et sûrement que, de son côté, il ose pas non plus… Et on ne se voit pas… Mais c’est peut-être aussi parce que nous sommes de farouches individualistes, que nous vivons dans notre bulle et que, finalement nous n’aimons personne ?…
Ceci étant je vois quand même quelques potes parfois, Aubert, Cabrel, Julien Clerc, Lavilliers, Aufray, Gainsbarre ou Birkin. Et Desproges, tout le temps…
On t’imagine bien plaquant tout, un jour, en t’arrêtant net ?
Ne pas faire de promo, cette fois, c’est peut-être la première étape ? La prochaine fois, ce sera peut-être plus de disque du tout… Mais ça ferait trop plaisir à certains…
Tu penses parfois que ça peut aussi s’arrêter contre ta volonté ?
Il m’arrive souvent quand le suis sur scène, de me dire que c’est le plus beau métier du monde, cane foule, les briquets allumés, les applaudissements, la chaleur, les cris, les rires, etc. Je me dis alors :
« Toute ma vie, je ferai ça ». Et il m’arrive aussi, en fonction de mon humeur, de me dire : « j’ai 36 balais, j’me vois pas dans vingt ans… ». Vingt ans, ça fait quoi : dix albums ! Qu’est-ce que je vais continuer à dire ? Déjà que je sais pas ce que je vais dire dons le prochain. Et puis, je me vois pas foire encore le mariole à 56 ans, faire le clown sur une scène, avec sa guitare et ses musiciens.
Est-ce que ta vie ressemble à celle dont rêvait le petit garçon que tu as été ?
Je me posais beaucoup moins de questions, et j’avais beaucoup moins d’angoisse, petit garçon, et même adolescent, qu’aujourd’hui. Alors que je pourrais me contenter de ce que j’ai, et me dire que j’ai la belle vie, je suis beaucoup plus anxieux qu’à l’époque où je ne savais pas ce que j’allais faire.
Et Coluche, tu y penses souvent ?
La mort de Coluche m’a bouleversé, mais aussi celles de Malik Oussékine, de William Normand, de Loïc, d’Abdel de La Courneuve – toutes ces morts qui ne font pas la Une des journaux -, sans compter celles de Balavoine, et de Le Luron, dans une moindre mesure, parce que je n’aimais pas tellement ce qu’il faisait.
J’ai écrit toutes les chansons de ce nouvel album, même les plus anodines, avec une espèce de boule dans le ventre, une boule de haine contre cette vie-là, la connerie des gens qui tuent et la connerie des accidents et de la maladie. Depuis deux ans, je trimbale ça tout le temps, jour et nuit.
Coluche, c’était un de tes copains ?
La mort de Coluche m’a tué un peu. Je fais partie des privilégiés qui ont la chance de n’avoir jamais perdu un proche : j’ai encore mes parents, mes frères et sœurs, tous mes cousins, mes oncles, mes tantes… Alors, je n’avais jamais été aussi proche d’un mort. J’ai été littéralement assommé. Surtout par ces circonstances aussi connes.
« Putain de camion », c’est un coup de déprime, un hommage ?
Cette chanson, je l’ai pas travaillée des semaines ou des mois; je l’ai écrite quelques jours après sa mort, sur une musique que je traînais depuis longtemps sur une cassette. Il est mort en juin, j’étais en tournée en juillet. À l’origine, « Putain de camion » devait rester une chanson – hommage immédiate, purement de scène. J’ai décidé de la mettre sur le disque parce que les gens me la réclamaient sans cesse, et puis parce que ces mots-là, j’ai envie de les hurler.
La mort de Coluche a-t-elle contribué à ton ras-le-bol, à ce mouvement de recul qui semble t’animer au-lourd’hui ?
Sûrement. Inconsciemment oui. Quand il était là, j’avais l’impression qu’il parlait un peu pour nous. A présent je sens que plus personne (à part peut-être Desproges, parfois, et quelques rares autres) ne peut balancer comme lui le faisait et assouvir ce besoin qu’on a tous de rentrer dans le lard et de foutre des coups de pied dans la fourmilière, et de dénoncer les injustices et autres aberrations, avec humour, intelligence et pourquoi pas, méchanceté.
Alors oui, c’est vrai, je n’ai plus envie de la ramener puisque lui seul savait parler juste, et vrai. Mais je ne sais pas exprimer ce que je pense des gens, c’est pour ça que récris des chansons sur eux. De même, je suis agressif dans mes chansons parce que je n’arrive pas à l’être dans la vie; comme je suis tendre dans mes chansons, parfois, parce que j’ai du mal à l’être dans la vie – surtout avec les gens que j’aime. Coluche, on comptait sur lui, on avait besoin de lui, c’était le grand frère, le copain, le complice…
Sa mort a profondément touché des millions de gens.
C’est sûr. Mais, d’un autre côté, un mec comme Desproges était un peu gêné par la béatification autour de son cadavre. C’est vrai que les morts sont tous de braves types ; même les gens qu’il énervait et qui le trouvaient grossier ont sûrement été choqués par sa disparition.
On parle souvent de l’utilité des artistes, mais lui était plus qu’utile : il était ressenti comme un besoin ?
Il était indispensable. Depuis sa mort, il y a non seulement un vide irremplaçable dans notre métier, mais aussi dans les informations. Parce que son regard sur la vie, sur le monde, n’en finira jamais de nous manquer.
Pour en revenir à toi, qu’est-ce que tu penses de ta voix ?
Je la trouve à chier. Vraiment sans fausse modestie, et malgré des progrès considérables depuis mon premier album. Une carrière pareille avec une voix pareille, ça fait partie de cette espèce d’injustice qui doit en révolter plus d’un… En outre, je répète que le suis un piètre musicien : je ne sais pas lire la musique, je ne connais pas le solfège, je joue de la guitare comme un médiocre débutant. Je connais dix accords, trois tempos, et avec ça j’ai la chance, que n’ont pas certains grands musiciens, de composer des mélodies qui se tiennent. C’est peut-être ma simplicité, mon inculture musicale qui font l’efficacité de mes chansons…
Côté scène, tu fais le Zénith en octobre; pourquoi encore une méga-salle ?
On est obligé de tenir compte d’une estimation du public… La dernière fois, à Paris, j’ai fait 180 000 personnes; pour des impératifs commerciaux, et même simplement pour des raisons d’amour-propre, on ne peut pas faire moins. Si je voulais faire autant de monde au Casino de Paris, il me faudrait quatre ou cinq mois; je ne m’en sens pas l’énergie… Là, je vais faire une semaine au Zénith de Montpellier, puis quatre ou cinq semaines au Zénith de Paris. Puis je vais faire une tournée en France, au cours de laquelle j’irai jusque dans les plus petites villes, celles où je ne me rends pas d’habitude.
Avoir, comme toi, un public très jeune, ça donne un peu l’illusion que soi-même on reste jeune ?
On reste jeune ! Mon père a 77 balais, et il est le premier de mes fans. Quand j’écris une chanson, je ne pense pas que je vais le dérouter par mon langage ou par mes propos. Quand il vient au Zénith, il se met debout avec les mômes dans la fosse aux lions, et il est heureux. Il n’est pas le seul de sa génération à venir m’écouter en concert et à me témoigner son affection. La jeunesse, c’est pas une question d’âge. Je n’ai jamais considéré non plus que c’était une vertu – ni la vieillesse, d’ailleurs !
Il n’y a pas un décalage, tout de même, entre ce qu’on est à 35 ans et ce qu’on a été ?
Sûrement. Mais moi je n’essaye pas de me placer au niveau de mon public d’adolescents quand je chante. J’écris ce qui me sort du cœur, et il se trouve que ça les touche. Est-ce que c’est moi qui ai une mentalité de môme, ou est-ce que c’est eux qui ont déjà des préoccupations d’adulte ?. Je ne me pose pas franchement la question. En tout cas je n’essaie vraiment pas de me mettre volontairement au niveau de cette jeunesse – je préfère les vieux, même, à la limite.
J’ai une grande tendresse pour les vieillards, chez qui le ressens beaucoup de points communs avec les enfants : la même cruauté, la même naïveté dans l’absence de mémoire, enfin, l’absence de projets, mais ce grand désir de vivre.
Il est fier de toi, ton père ?
Un peu, oui. Il a pas à être fier, mais il est content. Il s’est toujours fait du souci pour moi. Encore aujourd’hui. Il faut avouer que je ne lui dis jamais rien. Je suis très pudique avec mes parents, je ne parle pas beaucoup. Alors mon père essayait de savoir depuis des mois si le disque avançait et ce que j’allais y dire ; il était un peu inquiet… En fait il est fier parce que c’était aussi son métier, l’écriture : mon père était écrivain – un écrivain fort talentueux – avant la guerre : il avait obtenu le Prix des Deux-Magots. Lorsqu’il a commencé à avoir des enfants – il en a eu six – il a abandonné la littérature, parce qu’il fallait bien bouffer ! Et il a fait prof, et ça a été des années de ce dur métier. Un jour, il s’est amusé à écrire un polar, sous un pseudonyme américain : après la guerre, c’était un genre qui marchait bien, alors il a continué, au détriment des « vrais » romans. Ensuite, il est entré chez Hachette, et la pieuvre l’a dévoré : il s’est mis à écrire des livres pour enfants, puis des traductions. Alors, aujourd’hui, je réalise un peu la carrière dont il aurait pu rêver. Mais il faisait sans doute partie de ces artistes qui, pour écrire, ont besoin de la solitude, et chez lesquels vie de famille et création sont incompatibles.
Et toi, tes chansons, tu les écris comment ? Tu t’en vas ?
J’essaie, parce que c’est vrai que c’est pas évident d’écrire dans ton coin quand ta môme joue, qu’elle court autour de toi, qu’elle met la télé et vient constamment te demander de lui tenir compagnie. Les deux derniers albums, je les avais écrits quasiment en entier sur mon bateau, loin des sollicitations que sont la télévision, le magnétoscope, le téléphone surtout et puis le bistrot du coin et les copains. Cet album-là, je l’ai écrit dans le Midi, dans une maison où je vis parfois, et où je m’occupe d’arbres. Mon emploi du temps me permet moins de vivre sur mon bateau; j’ai un peu déserté les océans, et maintenant je me sens très proche de la terre. Je plante des arbres, et je taille. Un platane, ça vit 2500 ans environ; j’en ai planté un. Ça va m’énerver de savoir que je vais mourir avant lui, quoique… Si ça se trouve, au printemps prochain, y va pas repartir. Alors que moi, oui…
Propos recueillis par Richard Cannavo
Source : Le HLM des Fans de Renaud