Vive la France !

Charlie Hebdo

N° 160, 19 juillet 1995

Envoyé spécial chez moi

Le 14 Juillet, l’armée française a victorieusement défendu les Champs-Élysées contre les Serbes

Ça vous fait pas gerber, vous, tous ces skinheads galonnés qui, chaque 14 Juillet, descendent les Champs-Élysées au pas de l’oie ? Moi, ça fait quarante-trois ans que je m’y fais pas. Putain, mais y vont nous prendre pour des cons encore longtemps ? J’avais cru comprendre à l’école que le 14 Juillet c’était la prise de la Bastille, le peuple de Paris qui renversait la monarchie, la restauration des libertés, l’abolition des privilèges et tout le bazar. Qu’est-c’que ces enfoirés de militaires viennent se faire briller pour célébrer ça ? Depuis quand nos soldats n’ont pas pris une Bastille ? Défoncé des murs de derrière lesquels croupiraient d’innocents démocrates victimes de l’arbitraire et de la dictature ? La dernière fois qu’ils sont partis la fleur au fusil rétablir le droit quelque part, ce fut en bombardant « chirurgicalement » les populations civiles irakiennes. Deux cent mille morts et le droit rétabli comme mon genou !

Minables en 40, pitoyables en Indochine et en Algérie (tant mieux…), pas foutus de gagner une guerre (juste ou pas…), ramassis de fachos à l’âme séditieuse, prêts à tout instant à renverser la démocratie si l’on rogne sur vos astronomiques budgets, si l’on touche à un poil de vos privilèges, même en admettant, un mouchoir sur nos pacifiques philosophies, que vous pourriez, en Bosnie, pour une fois, guerroyer pour de bonnes raisons, même là, pas foutus de manier efficacement autre chose qu’un drapeau blanc ! Le dixième de ce qui survola les Champs-Élysées ce 14 juillet suffirait probablement à foutre la branlée du siècle aux milices serbes de Mladić qui continuent de plus belle la purification ethnique, mais vous n’aimez rien d’autre, vos généraux et vous, que défiler ou vous défiler.

Retournez dans vos casernes, bandes de mongols ! Là, au moins, vous pouvez donner l’impression d’être des hommes, des vrais, en inculquant à coups de pompe dans le cul aux appelés ou aux jeunes recrues vos valeurs de merde : loi du plus fort, machisme, misogynie, racisme. Sans oublier cet amour immodéré de la patrie qui fait de vous d’indécrottables nationalistes, sans oublier cette troublante propension à la virilité qui vous donne à tous des têtes d’assassin.

Je vous parle pas poliment, je sais, mais ça compensera un petit peu les dithyrambes militaristes des journalistes qui couvraient pour les télés votre défilé à la con de ce matin. Ces gens-là ont tellement souvent la bouche pleine de merde qu’ils étaient tout désignés pour vous lécher le cul.

Encore une chose, si vous restez dans les rues de Paris ce soir, j’imagine que vous irez au Champ-de-Mars écouter le concert de Jean-Michel Jarre. Ça devrait vous plaire : Jean-Michel Jarre est à peu près à la musique ce que l’armée française est à la Révolution du même nom. Et puis ce son et lumière vous rappellera les nuits de bombardements sur Bagdad en 1991. Voilà quinze ans que notre institutionnelle Ruggieri du clavier ne s’aventure plus à se produire dans un théâtre, un music-hall ou un Zénith pour un public payant, préférant rassembler sans risques quelques dizaines de milliers de bœufs assoiffés de bals populaires gratuits avec musique électronique et rayons laser. Ces shows, aussi insipides que mégalos, sont généralement produits par des sponsors privés, subventionnés par des aides publiques, achetés par des radios FM de merde et des télés-devinez-laquelle. Pour celui de ce soir, la mairie de Paris est de la partie, ainsi que l’armée, qui met ses tentes à disposition de notre golden boy du synthétiseur.

C’est vraiment bien le 14-Juillet. Le matin, on voit défiler militairement nos impôts sur le pavé et dans le ciel des Champs-Élysées, le soir, c’est encore avec l’argent du contribuable qu’un échappé des « Musclés » de Dorothée vient nous briser les tympans.

Vive la France !

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud