Charlie Hebdo
N° 11, 9 septembre 1992
Renaud : Bille en tête
Vous allez me trouver con. J’ose à peine vous raconter ce qui m’est arrivé hier soir. Allez, j’ose. Mais vous me promettez que vous vous fendez pas la gueule ? OK. Ben voilà : j’étais peinard devant ma télé à la con, je regardais ce pauvre PPDA plisser ses yeux de veau pour essayer de ressembler à Dorothée, je m’apprêtais à zapper sur la 3 pour suivre « La Classe », journal débilisé finalement largement aussi sinistre que celui des autres chaînes, quand Poivre et Sel m’annonce l’intervention imminente du chef de l’État. Ah ah ? Tonton se lance dans la bagarre pour le OUI à Maastricht ? Laisse béton, Papy ! me dis-je, t’auras beau déployer tes trésors habituels de charme, de machiavélisme, voire d’intelligence, tu m’auras pas, mon choix est fait, ton référendum est un piège à cons, je m’abstiens ! Depuis que Marie-France Garaud s’est exprimée pour le NON, elle m’en a dégoûté ! Quant au OUI, eu égard à Jean-Philippe Casabonne emprisonné en Espagne depuis cinq ans pour avoir exprimé son attachement à une Europe des Peuples, fraternelle et généreuse, pour avoir fait le premier connaissance avec l’Europe des flics des Accords de Schengen, pas question non plus…
Eh ben vous me croirez si vous voulez, au bout d’une demi- heure de débat entre Tonton et ses interlocuteurs, l’enfoiré m’avait retourné comme une crêpe ! Je voterai, et comme lui !
Ça vous fait marrer ? Que je puisse, dans une consultation électorale où aucune des alternatives de vote (ou de pas-vote) ne me satisfait totalement, faire mon choix sur le simple bonheur éprouvé à écouter s’exprimer un petit bonhomme sexagénaire, sur la fascination énervante que ce vieux roublard exerce sur moi dès qu’il l’ouvre, sur le plaisir qu’il m’a donné à le voir moucher ses adversaires ou ces couillons de journaleux avec sa faconde habituelle, vous trouvez que ça craint? T’as bien des mecs qui se sont décidés à voter NON parce qu’ils veulent pas changer de lustre si Maastricht remplace les ampoules à baïonnette par des à vis !
T’es un seigneur, Tonton. Ton Europe me fout un peu les boules mais t’as tellement l’air d’y croire que je vais te suivre. Rien que pour faire chier ceux qui veulent ta peau, ceux qui voudraient que tu te casses si le NON l’emportait, pis ceux qui voudraient que tu te retires si c’est le OUI. Hé ! attention, j’y vais sans illusions ! Me prends pas pour une bille… Crois pas que ça m’amuse de voter pour cette Europe-là, mais celle de Pasqua me fait gerber encore plus… En tout cas Maastricht pourra te dire merci, parce que si j’avais compté sur tes potes pour me convaincre de voter OUI, tu m’aurais jamais eu ! Y en a pas un qu’a eu le moindre argument depuis des mois, pas un qui m’ait fait rêver, pas un qui m’ait pas fait penser à un marchand de bagnoles d’occase qu’essaye de t’entuber avec le coup des pneus neufs. Toi, t’as eu le talent, et ça, ça se paye ! Tiens, j’te la prends, ta vieille caisse pourrie, nan, laisse, le plein d’essence c’est pour moi ! Mais fais gaffe quand même, à la prochaine guerre du Golfe je te raterai pas ! Hé ! Normal ! J’te file ma voix, c’est pas pour t’entendre dire des conneries…
Source : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées)