Jurassic Renaud

FHM (For Him Magazine)

N° 88, novembre 2006

FACE CACHÉE

Jurassic Renaud

Non, ce type n’est pas qu’un alcoolo repenti maqué à une blonde ! Retour sur l’ancien modèle Renaud…

TEXTE Bertrand Rocher

Pour son prochain album, Renaud ne fera AUCUNE promo ! « Ni presse pourrie, ni radio nulle, ni télé craignos. » Ecrit de la main de l’artiste, le message est punaisé aux murs de Virgin, sa maison de disques. Culotté. Et plein de panache. Détail : le mémo est daté de 1988… Pour Rouge sang, son douzième album studio en un peu plus de trente ans de carrière, le chanteur a plutôt repris le dispositif adopté pour Boucan d’enfer, son précédent opus : se montrer partout, tout le temps. Quatre ans après avoir regagné sa place dans le carré VIP des plus gros vendeurs français et raconté jusqu’à plus soif sa traversée d’un désert irrigué au pastis, le revoilà qui vient commenter à longueur de colonnes et d’antenne ses nouvelles diatribes sur les bobos, les toreros ou les fachos « qui votent Sarko ». Le tout avec ce sourire timide dont il ne se départit jamais. Un peu gêné, mais pas autant que lorsqu’il lui faut répondre aux fans de la première heure, déçus par tant de maturité bourgeoisement déboussolée. Car quand Renaud – que sa jeune épouse, Romane Serda, vient de faire papa pour la deuxième fois cet été – retrouve le bonheur en arrêtant de boire, ce sont les fidèles puristes qui ont le sentiment de trinquer. Ils veulent qu’on leur rende le « vrai » Renaud ? Fort bien, mais y en a-t-il jamais eu un ? La nostalgie marche, hélas, souvent à l’ombre.

1979, à la maison
1979, la mobylette a bien grossi…
CRÈVE SALOPE, SA PREMIÈRE CHANSON, EST DÉDIÉ À SA PROF D’ANGLAIS…
Olympia, 1982

Renaud Séchan est né le 11 mai 1952 à Paris, porte d’Orléans, après avoir poussé dehors son frère jumeau, David. Son père, Olivier, est issu d’une famille d’intellectuels de Montpellier. Après des débuts prometteurs d’écrivain primé, il s’est reconverti comme professeur d’allemand et éditeur des Bibliothèques Rose et Verte. Mère au foyer (qui compte six enfants : Thierry, l’aîné, puis Nelly, Christine, les jumeaux et enfin Sophie), Maman Solange, elle, est issue du milieu des mineurs du Nord. Deux lignées fagotées au fil rouge par une culture politique bien ancrée à gauche. Sensibilisé aux arts et à la politique, le jeune Renaud ne s’en avère pas moins un piètre élève. Et turbulent. En 1967, au lycée Montaigne où il a débarqué après avoir été renvoyé du collège Gabriel-Fauré (où papa enseigne), il crée un Comité d’action lycéen. Un an plus tard, lors de la « révolution étudiante », il hante les amphis de la Sorbonne insurgée. De cette époque où il milite au Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (Crac), date sa première chanson, la délicatement romantique (et inédite) Crève Salope. Spéciale dédicace à sa prof d’anglais. Ses modèles sont alors Hugues Aufray, Antoine, Bob Dylan. A nouveau viré, Gavroche ne regagne pas le lycée. Enfourchant sa mob, il préfère faire ses universités dans la rue, étudiant les coutumes des prolos d’outre-périph. La panoplie jean, Perfecto et tignasse crade date de là. L’accent de titi parigot ne viendra qu’en prolongeant le séjour linguistique, entrecoupé de petits jobs comme magasinier ou aide-libraire.

Goualantes et musette

En 1971, Renaud croise la route de Coluche et de sa bande de joyeux théâtreux du Café de la Gare. Débuts d’une solide amitié. Certains soirs, il joue les figurants, le temps d’une réplique à Patrick Dewaere, Gérard Depardieu ou Miou Miou. Casquette vissée sur le crâne, il accueille les visiteurs dans la cour en compagnie d’un ami accordéoniste. Leur répertoire ? Les goualantes réalistes et le musette. Sanseverino avant la lettre. Paul Lederman, imprésario filou de Coluche, programme les Trois Loulous (un compère les a rejoints) au Caf’ Conç sur les Champs-Elysées. Polydor remarque notre héros et lui propose d’enregistrer un album sous le nom de Renaud. Sorti en 1975, Amoureux de Paname fait l’unanimité chez les programmateurs des radios : « C’est de la merde », lâche celui d’Europe 1, tandis que celui de France Inter explique qu’il perdrait sa place s’il diffusait le cocktail Molotov Hexagone. Plus courageuse (inconsciente ?), la nunuche Danièle Gilbert invite l’énervé à beugler son Camarade bourgeois à Midi Première. Maman est fière ! Fiston, lui, part cacher sa honte à la Pizza du Marais, où il donne des concerts. Accessoirement, il cachetonne dans des téléfilms (en fils de famille soixante-huitard dans Au plaisir de Dieu d’après… Jean d’Ormesson), répare des deux-roues ou fait des conneries. Comme ce cambriolage, confessé récemment, où il « vola une montre Kelton à un pauvre ». Malheureux au tirage (il écoule juste 5 000 albums), Renaud gagne au grattage le droit de renouveler l’essai avec Place de ma mob en 1977. L’engin est boosté par une cartouche de nitro : Laisse béton. Énorme carton ; pardon : toncar. La France de Raymond Barre découvre un étrange langage – le verlan – et craque pour un univers de loubards pittoresques proche des planches de Frank Margerin. Le chanteur est vite convié à jouer les cautions djeunz dans les émissions de variétés de Guy Lux et Jacques Martin. Traîtrise ? Certains commencent à instruire le procès du bourgeois honteux camouflé en lascar. Renaud s’en tape : il est amoureux… de la femme de Gérard Lanvin (le futur Gérard Lambert).

1975, reportage de TF1 sur le jeune chanteur

Virage gnangnan

Camarade bourgeois ?

Rencontrée au café-théâtre, où elle joue avec Martin Lamotte, Dominique se verra dédier l’immortelle Ma gonzesse et lui « cloquera » une petite Lolita, en 1980 qui, elle, aura droit à Morgane de toi (objet d’un clip touche-pipi signé Gainsbourg). Une compagne attentionnée, une fillette adorable, des disques double platine (650 000 exemplaires), voire plus que diamant (Morgane de toi en 1983 et Mistral gagnant en 1985)… Celui qui se décrit comme « peu doué pour le bonheur » découvre, troublé, qu’il existe. L’increvable performeur live trouve peu à peu les tournées en bus bien longues et aspire à retrouver les siens au bord de la Sorgue, canne à pêche en main, ou pour voguer « dès que le vent soufflera » sur le voilier qu’il s’est fait construire. Le cuir noir s’est tanné, il l’échange contre un blouson en jean, plus bucolique. Les vieux aficionados osent parler de virage gnangnan. Une constante dans l’histoire du rock : les fans hardcore n’avaient jamais que leur idole délaisse sa vraie « famille », eux. Le fait est que les tranches de vie de Renaud, devenu millionnaire, sont moins saignantes. Adieu Manu et Gérard Lambert : ses muses sont désormais les deux « gonzesses » de son foyer. Le public féminin boit du petit lait. Les disques Virgin en font leur beurre. Mais tout ça va tourner. La bande-annonce de la dépression est disponible dès 1986. Le 19 juin, Coluche se tue en se crashant sous un poids lourd. Lolita perd son parrain et Renaud un de ses complices. Au terme de deux ans de mutisme, il sort l’album Putain de camion qui reprend la chanson d’hommage, écrite à chaud. Quelques semaines plus tard, c’est Pierre Desproges, autre complice, qui se fait mortellement pincer par un crabe. Heureusement, il reste la confrérie des Enfoirés, Cabrel, Goldman, Souchon… tous bons copains. Un peu paumé suite à un calamiteux concert à Moscou, Renaud se fait « kidnapper » par les socialistes. La cour mitterrandienne applaudit la page de pub qu’il publie à ses frais (« Tonton, laisse pas béton ») pour encourager le président chenu à se représenter. Mais l’étiquette de chanteur officiel a de quoi gratter… Quelle meilleure occasion de l’arracher que le bicentenaire de la Révolution française en 1989 ? Pour protester contre la coïncidence des célébrations et d’un sommet des pays les plus puissants, Renaud organise une nouba tiers-mondiste place de la Bastille. En 1992, dans le même souci de renouer avec ses racines populaires, cet humaniste naïf accepte de jouer Lantier dans l’adaptation par Claude Berri du Germinal de Zola. Fastidieux, le tournage lui permet surtout de mieux découvrir l’univers minier de son chti de grand-père maternel. Quand sort A la belle de Mai, en 1994, les fans sont loin de se douter qu’il s’agit du dernier album de compositions originales avant huit ans. Le disque contient une chanson qui résume bien le désarroi de leur idole : C’est quand qu’on va où ? Voir Lolita grandir plonge Renaud dans les sables mouvants de la mélancolie.

Avec Coluche et Christophe Lambert (et Bruce Lee…)
LE CUIR NOIR S’EST TANNÉ, REMPLACÉ PAR UN BLOUSON EN JEAN PLUS BUCOLIQUE…

Manège éthylique

En studio, 1982

Le virus est en germe depuis dix ans et le poignant Mistral gagnant : « Le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants et les mistrals gagnants… » Comme si cela ne suffisait pas, deux autres traits de caractère vont miner le chanteur : son hypocondrie et sa paranoïa. Renaud fume comme un pompier (trois paquets par jour), boit pas mal, ne fait aucun sport – sauf des exercices de « bar fixe » (sic) -, mais se porte comme un charme. N’empêche : en bon malade imaginaire, il se croit, vers 1992, atteint du sida. La paranoïa n’arrange rien : le chanteur autoproclamé énervant est persuadé qu’on ne l’aime pas (le milieu de la chanson qui lui refuse ses Victoires de la Musique). Ou trop (ses fans, à l’amour un peu collant). Ou pas bien (la presse de gauche, qui stigmatise ses « trahisons »). Certes, chacun de ses albums, jeu de massacre people attendu, lui vaut de nouveaux ennemis. Certes, son écrivain de frère Thierry dégomme 82 % des confrères dans ses pamphlets. Mais le pire des complots, c’est celui que Renaud ourdit contre lui-même… Le doute le ronge carrément : comment se fait-il qu’un type qui chante aussi mal ait autant de succès ? La star creuse sa tombe avec un zèle qui l’autorise encore à châtier à coups de pelle ceux qui veulent l’y précipiter. L’antichambre de l’enfer est feutrée : elle s’appelle La Closerie des Lilas, brasserie chicos de Montparnasse. Renaud habite à deux pas et s’y attable du matin au soir pour siroter des « 102 » (surnom du double pastis 51), le coude sur la table tant il tremble. En 1999, refusant la spirale autodestructrice, sa femme le prie de quitter leur hôtel particulier. Lolita elle-même est effarée par l’épave qu’est devenu son père. Anéanti, le chanteur s’installe avec son frère dans un appartement situé… au-dessus du bar. Le manège éthylique repart de plus belle. Et les cachets – antidépresseurs, neuroleptiques… – prennent leur ticket. Des amis fidèles – Hugues Aufray, Michel Drucker – viennent sans se lasser affronter son silence. Mais, malgré une tournée des petites salles, organisée par ses musiciens, le suicide va bon train. Quel signe plus cruel qu’une Victoire de la Musique quasi-posthume pour « l’ensemble de son œuvre » qu’il vient chercher, hâve et bouffi ?

UNE VICTOIRE DE LA MUSIQUE QU’IL VIENT CHERCHER BOUFFI…
Au bar du Rendez-vous des amis, Paris
2006, avec sa deuxième femme, Romane

Vieil imbécile

Enfin, un jour, une fée gironde pousse les portes de La Closerie. Elle s’appelle Romane Serda et tente de percer dans la chanson. Renaud ? Pas trop sa tasse de thé. Faisant fi de son apathie, elle sollicite son avis. Son enthousiasme s’avère contagieux. C’est le déclic, lent mais décisif. Et le mariage, en photo dans Paris Match ! L’inspiration revient qui accouche en 2002 de Boucan d’enfer. Ce voyage au bout de la nuit est plébiscité par la même presse qui avait enterré le chanteur. L’alcoolo sauvé par l’amour : ça, c’est bon, coco ! Renaud racontera donc son sauvetage jusqu’à la nausée. Jurant la main sur le cœur – depuis La Closerie – qu’il carbure à l’eau. Alors qu’il a replongé à la faveur du tournage très arrosé d’un navet – Wanted – avec une brochette de fieffés pochetrons (Johnny, Depardieu) au Canada ! Peu importe : 400 000 exemplaires s’écoulent en une semaine, 2 millions au final. Renaud paye ensuite sa tournée… des Zénith. Un triomphe. La sobriété est (presque) au bout de la route. Il essaie (en vain) d’arrêter de fumer. L’homme se refait une santé. Mais ce Renaud filtré fait tousser les vieux fans… En mars 2004, un fanzine met sa photo en couverture de son premier numéro, barrée du titre « Ta gueule »… A l’intérieur, un article d’une violence hilarante liste les reniements supposés d’un chanteur traité successivement de « poète Leader Price », « vieil imbécile », « Maïté de la chanson »… Et grosso modo de couillon sénile. Renaud tombe dans le piège et fait un procès. La presse glousse, rappelant que « Mister Renard », jadis, trempait sa plume dans pire vitriol. La plainte n’aboutira pas pour vice de forme. Mais le chanteur, accro du Net, n’en finit étonnamment pas de ferrailler avec ses détracteurs sur le forum de son site officieux*. Une preuve que la sérénité n’est pas tant retrouvée… Car si Romane Serda l’a épousé en 2005 et lui a donné un fils, Malone, cet été, Renaud a eu la douleur de perdre son père de 96 ans – son plus grand fan – une semaine auparavant. A quelques heures près, il n’aura pu lui faire découvrir son nouvel album. Franchement, excepté l’émouvant Elsa, il vaut mieux qu’Olivier Séchan n’ait pas écouté cette poussive guirlande de chansons démagos fustigeant les bobos, Sarkozy ou l’industrie du tabac. Il a beau faire pub télé commune avec Vincent Delerm, Renaud n’est plus une bande de jeunes. Mais il bande encore. Donc il n’est pas mort. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Tantantan ! FHM

         

* http://sharedsite.com/hlm-de-renaud/

 

Sources : FHM et le HLM des Fans de Renaud