La Tchéchénie et mon pied

Charlie Hebdo

N° 167, 30 août 1995

Envoyé spécial chez moi

Je suis venu, j’ai bu j’ai tombu

Je sais bien qu’il y a des choses plus graves dans la vie, mais bon… Je sais aussi que vous êtes comme moi : le jour où vous avez très très mal aux dents, la situation au Rwanda vous paraît secondaire… Moi, c’est au pied que j’ai mal. Un mal de chien qui relègue la Tchétchénie très très loin, excusez-moi mais vous seriez à ma place qu’elle serait peut-être encore plus loin. Les fidèles de mes écrits aléatoires et à travers se souviennent peut- être d’une chronique de 1993 intitulée « Mon talon d’Achille », et dans laquelle j’expliquais comment, de toute ma vie, je ne m’étais jamais fait mal ailleurs qu’au pied et toujours en été. Ma dernière semaine de vacances bien méritées allait s’achever sans blessure notoire, ça commençait à m’inquiéter, quand, hier, badaboum ! j’ai reçu ma moto sur le pied !

« Si tu vas à ce « Bike Show » à Cavaillon à moto, tu me fais plaisir, tu bois pas ! » m’avait dit ma femme. J’avais dit : « T’en fais pas, je suis pas fou, je vais juste faire un tour, mater les bécanes, et je reviens. » Arrivé là-bas, les bikers m’ont mis le grappin dessus pour faire partie du jury pour le Bike Show. Fallait filer des notes entre 1 et 10 à une centaine de Harley toutes plus belles les unes que les autres. Y en avait une particulièrement belle, mais c’était une Honda. Je lui ai mis 2, histoire de passer pour un puriste. Après, ils m’ont offert quelques bières pour me remercier d’être si gentil et « pas bégueule comme Johnny, qui a toujours douze gardes du corps autour de lui quand il vient dans ce genre de manifestation ». J’ai dit que moi, un corps comme j’ai, ça se garde pas, ça se jette. Après, pour le concours de tee-shirts mouillés, ils m’ont proposé d’introduire les candidates sur scène. (Je me comprends… Je veux dire que c’est moi qui les ai fait pénétrer sur scène…) Alors j’ai accompagné les filles, sous des tonnerres d’applaudissements que j’ai pris pour moi, même si c’était pour elles, et puis les mecs m’ont proposé de faire partie des arroseurs de tee-shirts. J’ai dit « non… », mais vraiment pas fort, alors ils ont entendu « Oh oui ! Volontiers ! ». Après ils m’ont offert quelques bières pour me remercier d’être aussi serviable et « pas fier comme Johnny, à qui c’est pas fastoche de payer une bière à cause de son entourage ! ». Alors j’ai dit que moi c’était fastoche, que mon entourage je l’avais laissé à la maison et que d’ailleurs fallait que j’y aille, j’avais dit que je rentrais à quatre heures et il est bientôt neuf heures, mon entourage va se faire du souci, j’avais promis de pas boire de moto si je roulais en bière, on boit la dernière et j’y vais.

Donc j’ai fini par y aller, j’ai pris ma bécane, une grosse Harley qui fait « prout-prout » et avec laquelle j’ai roulé des millions de kilomètres sans jamais tomber, peut-être pas des millions mais au moins un paquet – entre le bistrot et chez moi, avec les zigzags, ça fait très long -, au début tout allait plutôt bien, cheveux au vent sur mon cheval d’acier j’étais beau comme un dieu (disons Bacchus), mais, arrivés à Cavaillon, un pote qui roulait pas loin sur une moto de pédé japonaise m’a crié de m’arrêter parce que mon tee-shirt, qui pendouillait à ma ceinture allait se foutre dans la roue arrière. Je veux bien finir comme Isadora Duncan, mais pas avec un beau tee-shirt à moi, tout propre et tout ! Je me suis arrêté au bord d’un trottoir, j’ai mis la béquille latérale et suis descendu de ma chiotte.

J’étais pourtant sûr d’avoir mis la béquille latérale !

Crac badaboum ! 300 kilos d’acier sauvage qui s’écroulent dans un grand « bling ! » sur mon corps sculptural, ma jambe magnifique coincée dessous, mon pied (joli aussi) qui forme un angle bizarre entre le carter et le bord du trottoir ! J’ai crié un truc genre « Aïe ! », les gens d’un bistrot pas loin ont accouru pour me secourir, ils ont soulevé la moto et m’ont dit que j’avais sûrement une cheville foulée, que je pouvais pas rentrer comme ça, que je ferais mieux de venir boire un alcool fort avec eux au bistrot avant de reprendre la route. Alors j’ai pensé que c’est pas me secourir qu’ils voulaient, c’est m’achever… J’ai repris courageusement la route et, arrivé chez moi, j’ai commencé à claudiquer. C’est aussi chiant que boitiller, mais c’est plus joli et c’est un mot que j’avais jamais écrit de ma vie, j’ai quand même le droit d’essayer un mot nouveau de temps en temps, non ?

Ce matin, je pouvais pas poser le pied par terre. J’ai couru (c’est une image) à l’hosto de Cavaillon, on m’a fait des photos noir et blanc très moches de mon pied, fracture du péroné ! Plâtre et béquilles pour cinq semaines !

Là, le fait de vous avoir raconté tout ça, ça m’a un peu soulagé, j’ai moins mal, je crois que je vais penser un peu à la Tchétchénie…

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud