Le Live aid français, un bide à la montréalaise

Le Devoir

Montréal, mardi 15 octobre 1985

ARTS ET SPECTACLES

NATHALIE PÉTROWSKI

Diane Dufresne

(PARIS) – L’événement promettait de passer à l’histoire. Le gratin du show-biz parisien était là au complet. Pas moins d’une quarantaine d’artistes aussi nombreux que dépareillés, allant de Johnny et Sheila en passant par Bashung, Bachelet, Cabrel, Higelin, Renaud, sans compter la reine Diane Dufresne et le nouveau prince parisien Daniel Lavoie. Tout ce beau monde, réuni sur scène, en banlieue de Paris, au Parc de la Courneuve, par un splendide dimanche après-midi, au nom d’un live-aid à la française, rebaptisé chanteurs sans frontières.

Chanteurs sans frontières peut-être mais chanteurs sans public aussi, puisque sur les 100,000 spectateurs attendus, à peine 10,000 ont répondu à l’appel. Même pas de quoi remplir un camp en Éthiopie. Le lendemain, le journal Libération titrait avec « La débandade du Band-Aid » à la française tandis que le journal Le Matin y allait d’un fulgurant « Bide à la Courneuve ».

En coulisse, le chanteur Renaud, celui-là même qui a lancé le mouvement de sensibilisation en France, et écrit les paroles de la chanson thème de l’Éthiopie, rongeait son frein. Il était contre le spectacle au départ. Contre le retard de trois mois, contre le battage publicitaire et le blitz Éthiopie qui fait rage depuis six mois. Contre l’exploitation abusive d’une bonne cause. Et surtout, contre le prix du billet à $ 20 par personne, ce qui éliminait d’office tout pique-nique familial et toute famille à revenus modiques. « Les gens en ont marre d’entendre parler de l’Éthiopie. Ils ont déjà donné », déclarait-il à mots couverts et en refusant d’être cité.

Il avait bien raison Renaud. Chanteurs sans frontières aurait dû suivre l’exemple du Québec et tout annuler. L’événement, confirmé une semaine plus tôt, arrivait avec une saison de retard, après le live-aid planétaire des Américains, et surtout après SOS Racisme, un spectacle bénéfice qui a attiré 300,000 Parisiens à la bastille cet été.

Pourtant, les organisateurs des chanteurs sans frontières y ont cru jusqu’à la fin. Ces organisateurs, c’était la maison de disques de Pathé-Marconi, la radio d’Europe 1, et la télévision de RTL. Chez Pathé-Marconi, on s’est fié sur les ventes du disque de l’Éthiopie. Deux millions d’exemplaires vendus à travers la France. Chez les radios et télédiffuseurs, on a misé sur la publicité. D’un côté comme de l’autre, le calcul était mauvais.

Dès le début de l’après-midi, alors que la marée humaine souhaitée n’était qu’un mince filet remontant les allées vertes du parc, les artistes se sont mis à doucement désespérer. Par la suite, la plupart se sont contentés d’une prestation éclair, livrant deux ou trois chansons, sans y mettre le coeur nécessaire pour faire lever la foule. Les gens musicaux se mêlaient sans se fondre. Tout le monde à l’enfilade, sans ordre de priorité ni de grandeur. Tout le monde dans la même galère. Tant et si bien qu’on ne peut parler d’un seul moment fort tout au long des huit heures de spectacle. Les chanteurs étaient presque gênés d’être là. Ils n’ont pas eu la moindre parole de sympathie pour l’Éthiopie, à l’exception de Johnny Halliday, qui a marmonné le mot Éthiopie avant de s’éclipser avec sa suite de poids lourds, et d’Henrico Macias qui a dédié sa chanson aux enfants de tous les pays. Le guitariste Hervé Christiani a poussé l’absurdité jusqu’à rendre hommage à Marguerite Yourcenar qui n’est pas Éthiopienne mais qui est toujours hospitalisée.

Quant aux autres, le silence absolu. Chacun y est allé de son dernier tube, les plus audacieux tentant de faire coïncider les paroles de leurs chansons avec le thème de la journée. Mais peine perdue. La plupart des chansons françaises parlent d’amour et d’eau fraîche et sont servies par de jolis chanteurs trop bien nourris pour avoir du coeur au ventre.

Daniel Lavoie fut un des premiers à s’exécuter l’après-midi. Le soleil était trop fort et la foule mal réveillée. Il y eut tel que lueur de connivence lorsqu’il livra en duo avec son confrère Pierre Bertrand, la populaire chanson Ils s’aiment. Mais le chanteur manitobain fut bien bien vite oublié dans la mêlée. Diane Dufresne, entre parenthèses, entre Renaud et Jacques Higelin, faillit allumer des étincelles en interprétant Oxygène et Ne tuez pas le beauté du monde, mais la chanteuse s’est sauvée sans un mot avant que la foule lui offre un lampion.

Daniel Lavoie

La journée s’étira en longueurs. La foule, engourdie par le temps et par le froid, s’endormit complètement la nuit venue. On remarqua quelques escarmouches entre les spectateurs et le service d’ordre musclé, quelques coups, quelques évanouissements, mais tout rentra dans l’ordre sans qu’un esprit de fête ou un esprit tout court, soit jamais au rendez-vous.

Même le grand moment de la soirée, lorsque les 40 artistes ont envahi la scène en se marchant sur les pieds, a fait l’effet d’un pétard mouillé en raison des difficultés techniques. Les chanteurs ont dû s’y reprendre à trois fois pour chanter tous ensemble et se souvenir des mots. Bref, un live-aid trop tard, trop cher, sans vie et sans énergie, rappelant malheureusement à ceux qui ne le savaient pas, que même les meilleures causes ont une fin.

    

Source : Le Devoir