MONTRÉAL
SAMEDI 25 JUIN 1988
Jazz
ALAIN BRUNET
collaboration spéciale
Johnny Clegg, allas le « Zoulou Blanc », débarque bientôt. Ce surnom lui va à merveille, car c’est le plus africain des visages pâles.
Grosse affaire en France, petit phénomène dans le monde anglo-saxon, le Sud-Africain Jonathan « Johnny » Clegg et son groupe Savuka animeront la plus importante soirée gratuite du Festival de Jazz, le 5 juillet prochain. Un show d’envergure pour un artiste encore mal connu du public montréalais.
Anthropologue de formation, britannique d’origine, mi-trentaine, Clegg vit en Afrique du Sud depuis sa tendre enfance. Installé à Johannesburg, il s’intéresse depuis longtemps à la culture de l’ethnie des Zoulous, tribu majoritaire au pays de l’apartheid. Bien avant d’entreprendre un carrière de chanteur, le gars grattait des mélodies kwela et mbaqanga sur sa guitare, ces métissages sonores qu’ont apporté les
Zoulous et autres communautés noires (Shangaan, Xhosa, etc.) avec l’urbanisation.
Un petit caïd de cette « Street music » locale, le guitariste Sipho Mchunu, avait alors entendu Johnny avec étonnement et le défia de venir jouer dans la rue avec lui. Un duel que Clegg n’a point refusé, un duel qui s’est immédiatement transformé en profonde complicité. Quelques années plus tard, et le duo fondait un groupe très populaire en Afrique du Sud: Juluka, un terme qui signifie sueur en dialecte zoulou. On assistait alors à la mise en place d’un art très particulier, unissant les chants populaires du peuple noir à ceux du rock blanc, Johnny et Sipho étaient devenus de véritables symboles, ceux de la fusion égalitaire de deux cultures isolées par le régime le plus raciste au monde. Juluka présentait donc des shows très dynamiques, enjoués, ornementés de grands sparages gestuels; Clegg et ses comparses savaient effectivement se démener sur scène, à la sauce zouloue, bien sûr.
Mais toute bonne chose a une fin. Il y a deux ans, Juluka s’est dissolu, au grand malheur de Johnny. Au bout du fil, il raconte: « Mon ami Sipho voulait absolument réaliser un rêve, celui de devenir un fermier prospère. Il voulait en quelque sorte transposer son succès musical dans la société traditionnelle zouloue. Il est alors retourné chez lui et il a vécu un dur conflit avec le chef de la communauté. Or ce dernier s’est fait assassiner par son propre frère, un ami de Sipho. Alors la communauté s’est divisée en deux clans, puis on a accusé Sipho d’avoir tout manigancé. 48 personnes sont ainsi décédées dans une guerre fratricide », de raconter Clegg au bout du fil, encore ébranlé par cette effroyable histoire. C’est dire que le virus de la violence ne se traduit pas toujours en typiques rapports dominant/domine, même en Afrique du Sud…
Mais il faut survivre, faire avancer les choses, Johnny a ainsi fondé un deuxième groupe: Savuka signifie «nous avons le rythme, nous sommes éveillés », toujours en zoulou. Le groupe en est à son deuxième microsillon, intitulé Shadowman (sur Capitol); le précédent, Third Word Child, est sur le marché depuis l’automne dernier. De la pop joyeuse, sautillante, qui rassemble claviers synthétiques, instruments à vent, chants rock et graves mélodies issues de la tradition noire.
C’est la France qui vient de lancer Savuka en Occident. Le groupe a effectivement fait un véritable tabac au dernier Printemps de Bourges, d’autant plus que Johnny Clegg a été pris d’affection par le chanteur Renaud; ce dernier le « plogue » dans la plupart des entrevues qu’il accorde. « C’est un phénomène comme il y en a tous les quinze ans, dans la musique mondiale. Comme il y a eu Dylan ou Bob Marley… Quelqu’un qui véhicule presqu’une idéologie, qui remet en cause toute une société, presque tout un continent », déclarait Renaud au magazine Paroles et Musique. Dithyrambique, non ?
Mais pourquoi choisir la France comme base de départ ? « Regarde les palmarès: en Angleterre, jamais tu ne trouveras une chanson en langue africaine qui fera le top ten; or c’est arrivé à plusieurs reprises en France », de justifier le Zoulou Blanc, un surnom made in France.
En Angleterre, on ne voit pas les choses de la même façon. L’organisation du récent méga-concert dédié à Nelson Mandela n’a pas admis Savuka sur ses planches. Clegg explique: « Pour ce show au stade Wembley, le promoteur a considère que je n’étais pas suffisamment connu internationalement, il ne m’a donc pas invité. D’autre part, le syndicat des musiciens en Grande-Bretagne ne pouvait supporter ma candidature, étant donné que j’étais un citoyen britannique vivant en Afrique du Sud. Ça a tout l’air d’une décision fondée sur un vice bureaucratique. Le pire c’est que nous ne pourrons jouer en Grande-Bretagne jusqu’à nouvel ordre », lance-t-il, excédé par cette injuste exclusion.
Cela dit, rien au monde ne déménagera le Zoulou Blanc de son pays d’adoption: «le vivrai là toute ma vie. Mes amis sont là, nous avons trouvé une façon de faire les choses, et nous y resterons, même si la situation n’a pas tellement progressé depuis quelques années. La tension n’est pas plus grande, la répression l’est nettement plus. Ça va durer au moins une autre année. Et une année, c’est long », allègue-t-il.
Savuka est encore un grand exemple d’espoir en Afrique du Sud. Son public est composé des deux communautés, qui adhèrent à fond à ces chansons aussi dénonciatrices qu’amoureuses de la vie. Sur son dernier microsillon, le chanteur Renaud décrit le Zoulou Blanc, Jonathan Clegg, comme un briseur de barricades:
Sa musique a fait rouiller
Les barbelés
Et scié bien des barreaux
A Soweto, dans le ghetto
Jonhatan pourtant ne porte aucun drapeau
Rien à redire là-dessus!
Source : La Presse