N° 1254, 9 au 15 juin 1984
EN SUIVANT LE TOURNAGE DU CLIP VIDÉO DE ‘MORGANE DE TOI’
Un vent glacial pousse la pluie à l’horizontale. Sur la plage du Touquet une vingtaine de silhouettes s’agite dans leurs cirés jeune. Au centre de la bande, un drôle d’oiseau dont les mains battent l’air, Gainsbourg en pleine création. Silence, on tourne… un clip vidéo coproduit par l’INA, Polydor, Mino Music et les éditions Pathé Marconi.
Pleins feux sur l’artiste : un pâle jeune blond aux cheveux longs qui brave le froid. Renaud, le zonard, le bourlingueur, sur fond de mer, chante « Ma môme, je suis Morgane de toi » (en tzigane, je suis amoureux de toi). « Cette chanson est tellement belle, il faut des images calmes, poétiques, pas de ces gesticulations… précise Gainsbourg. Les jeunes découvrent les trucages des vidéo-clips mais cela, Averty le fait depuis quinze ans ! »
Gainsbourg se tord de rire… Renaud-Gainsbourg. Ces deux-là se sont bien trouvés. L’un parle peu, l’autre marmonne. Deux timides qui se jettent en pâture au public pour mieux mettre à l’abris leur profonde sensibilité. Quand Renaud a décidé de tourner un clip avec « Morgane de toi », chanson d’amour dédiée à sa fille, Lolita, trois ans et demi, il a pensé à Gainsbourg… Sans espérer vraiment que l’autre, « le maître », dit-il, accepterait. « Pourquoi c’est Gainsbourg que j’ai choisi pour réaliser ce court métrage ?, dit Renaud. Parce que Gainsbourg c’est plus que de l’admiration que j’ai pour lui. »
Ils s’étaient déjà rencontrés sur le plateau d’un « Droit de réponse » agité où ils avaient fait équipe dans la consommation et le partage des boissons fortes. Ici, au Touquet, le soir, ils discutent, tard dans la nuit. Mais ils sont à l’heure et sur le pont, l’œil presque frais pour l’un, l’esprit tout à fait clair pour l’autre. Renaud, plein de patience, seul sur un radeau au milieu de l’eau, deux heures durant. Stoïque pendant que circulent autour de lui zodiacs, hélicoptères et caravelles, où se sont embarqués des techniciens brandis de caméras et qui saisissent de lui une image de solitude. Gainsbourg qui oublie sa gueule de bois de la veille, ses paquets de Gitanes et sa crise cardiaque pour s’agiter comme un gamin derrière l’opérateur. « Avec les spots de pubs, cela fait six mois que je me balade la caméra à la main ».
« La semaine prochaine, je dois partir à New York pour enregistrer un nouvel album. J’ai écrit des musiques… Il reste encore deux textes à écrire. Il y en a une que je chanterai avec Charlotte, ma petite fille ». Et de raconter leur demande de visa à l’ambassade : Charlotte au bord des larmes parce qu’on lui a fait repasser trois fois le détecteur magnétique de sécurité. « Vous vous rendez compte, la pauvre… » Gainsbourg aime les enfants, ça se voit, et il semble tout attendri devant ces petites filles convoquées pour l’une des séquences du vidéo clip. Elles doivent former autour de Renaud comme un troupeau de jeunes gazelles effarouchées. Face à elles, Gainsbourg retrouve une bonne éducation qu’une quarantaine d’années d’efforts n’a pas réussi, tout à fait, à effacer. Renaud, lui, devient presque loquace. Enchanté d’un bavardage qui lui rappelle celui de Lola, sa petite Lolita, rentrée à Paris il y a quelques heures, et dont l’absence, déjà, assombrit son regard…
Galops de chevaux sur la plage. Gros plans de visage à travers la vitre d’un tracteur, envol d’enfants sur la plage, rase-motte sur le chanteur. La mise en place des images est longue, minutieuse. Gainsbourg trompe sont attente entre deux plans à coups de pastis, Renaud s’endort entre deux dunes, et ironise : « Je n’ai pas arrêté de travailler depuis ce matin (il a, à peine, fait quelques pas). Le cinéma c’est vraiment beaucoup plus embêtant que la chanson. Attendre des heures, c’est tuant. »
Il ne renonce pas pour autant à l’idée d’écrire un scénario, et en attendant, met l’œil dans la caméra, demande quelques précisions aux techniciens. Se tait, enregistre, secret sur ses réflexions, ses exaspérations, ses projets. Sauf l’immédiat : une tournée au Canada puis, à la rentrée, la fête de « L’humanité » avec un parterre de 100 000 personnes. Et, entre temps, la vie. Il aime la côte Italienne et la Corse. « Du cabotage, mais avec la famille. Je reviens à terre tous les soirs… Après, il faudra que j’écrive de nouvelles chansons. »
On n’a pas beaucoup entendu « Morgane de toi », qui dure six minutes et demie. Les radios hésitent à programmer une chanson aussi longue… « Mais c’est génial », proteste Gainsbourg, « six minutes c’est presque un court métrage ».
« Même lorsqu’il ne fait pas un film musical, Gainsbourg porte une telle attention au son que l’on a l’impression qu’il met des images sur de la musique », explique un des techniciens du vidéo-clip. Le musicien qui autrefois voulait être peintre, et qui a déjà, à son actif, des spots de publicité très réussies, rit de plaisir.
Dans le soleil couchant, Renaud semble enchanté. Lorsqu’il sera diffusé en septembre, qui doute que ce vidéo-clip, que ne manqueront pas de diffuser « Platine 45 », « Les Enfants du rock », « 22 v’là le rock… », et bien d’autres émissions de télé, soit un événement.
Martine Bourrillon
Source : Télé 7 Jours