N° 3964, 19 août 2022
Que faisiez-vous le 6 juin 1990? L’interprète de « Laisse béton », lui, passait, dans le plus grand secret, la soirée en compagnie de François Mitterrand, Nelson Mandela et Aimé Césaire. Une rencontre relatée par le journaliste Serge Bilé dans « Le Souper du Trocadéro ».
Ce 6 juin 1990, Renaud, 38 ans, a enfilé son emblématique veste de cuir. Même si ce jour-là est historique pour le chanteur, pas question de se renier. Qu’on se le dise : le gavroche de la chanson française n’est pas du genre à mettre un costume trois pièces, quand bien même il s’apprêterait à passer la soirée avec la plus haute autorité de l’État et l’ancien plus vieux prisonnier du monde, « monstre » farouchement engagé, auquel le chanteur voue une admiration sans bornes.
Figure mythique
Dans quelques heures, il va leur serrer la main et même dîner en leur compagnie au Trocadéro à Paris ! Ce soir, François Mitterrand, le président de la République, et la légende de la lutte contre l’apartheid Nelson Mandela se rencontrent pour la première fois, et il en est ! C’est Danielle Mitterrand, l’épouse du chef de l’Etat, qui a eu l’idée de le convier à cette «dînette» qui n’a rien d’un repas de gala.
« Nelson Mandela regarde Renaud avec douceur et tendresse. » Le chanteur est émerveillé de se trouver face au « meilleur homme de notre humanité »…
.. Mais entre la poire et le fromage, on va frôler l’incident diplomatique.
Après vingt-sept années passées en prison, Nelson Mandela fait son premier voyage à Paris. Ce 6 juin 1990, quatre mois après sa libération, une cérémonie sur le parvis du palais de Chaillot a été organisée en son honneur. À 72 ans, le futur président de l’Afrique du Sud a gardé son sourire d’enfant, tout intimidé qu’il est par l’accueil qui lui est réservé. Son épouse, Winnie, ne le lâche pas des yeux. Elle peut être fière de son mari qui, bientôt en 1993, recevra le prix Nobel de la paix pour s’être battu contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud, sa terre natale, où règnent toujours les dures lois de l’apartheid.
Ce soir-là, Renaud ne chante pas – ce sont les frères Touré Kunda qui enflamment le parvis du Trocadéro -, mais il fait
partie des onze invités triés sur le volet, dont l’écrivain, chantre de la négritude, Aimé Césaire et la chanteuse Barbara, que Danielle Mitterrand, présidente de la fondation France Libertés, a conviés le temps d’un repas. Ami du couple élyséen, le chanteur énervant caracole, depuis une décennie, de succès en succès et est à l’apogée de sa gloire. Populaire et foncièrement humaniste, il ne fait pas mystère de son engagement à gauche. On peut même dire qu’il a ça dans le sang, lui dont le grand-père maternel, Oscar Mériaux, mineur, avait milité au parti communiste.
Et si Nelson Mandela est à Paris ce jour-là, c’est peut-être aussi un peu grâce à lui. Très proche du chanteur sud-africain Johnny Clegg, qu’il a introduit sur la scène musicale française avec son titre Asimbonanga dédié à Mandela, le papa de Lolita Séchan avait jusqu’alors une idée en tête : plaider la cause de la figure mythique de l’apartheid, afin qu’elle soit libérée de son infâme cachot. Et pour cela, quoi de plus pertinent que de frapper à la porte du président Mitterrand, pour « aller parler à L’Élysée de Nelson Mandela », avec l’espoir que le chef d’État fera entendre sa voix auprès du régime de Pretoria. Et ça marche ! Bientôt, une médiation française se met en place afin d’extraire l’illustre prisonnier de sa geôle, alors que, concomitamment, les jeunes se mobilisent à travers des associations comme SOS Racisme.
Tandis qu’il « boit » les paroles de l’émouvant discours de l’ancien prisonnier ce 6 juin 1990, Renaud bout toutefois d’impatience… Il va enfin pouvoir approcher de près son héros ! Depuis le temps qu’il en rêvait ! À la fin du discours de Mandela, l’interprète de Mistral gagnant se dirige vers l’ascenseur du palais de Chaillot. Direction le neuvième étage. C’est là, sur le toit-terrasse, sous une tente, qu’aura lieu le souper durant lequel il pourra dire à son héros tout le bien qu’il pense de lui. Pour ce dîner privé, Danielle Mitterrand n’a pas souhaité de photographes en dehors de celui de l’Elysée, comme le précise le journaliste Serge Bilé dans son livre, Le Souper du Trocadéro.
Reproche
Le photographe de l’Élysée saisit la scène la plus insolite de la soirée, la rencontre entre Nelson Mandela et Renaud. Des photos restées inédites jusqu’à aujourd’hui, qui montrent l’ancien prisonnier, d’une élégance rare dans sa veste grise, saluer le chanteur aux longs cheveux blonds tout de cuir vêtu, qui exhibait une barbe christique. « Nelson Mandela regarde Renaud avec douceur et tendresse. Il le remercie pour ses initiatives qui ont contribué à médiatiser son combat. Le chanteur est émerveillé. Il mesure le privilège qui lui est offert de se trouver face à l’homme que Danielle Mitterrand considère comme « le meilleur de notre humanité » », relate Serge Bilé.
Mais Renaud est connu pour son côté imprévisible. Il va en donner une nouvelle fois la preuve au beau milieu de la salade de homard breton et des noisettes d’agneau au basilic. À cause de la barrière de la langue il s’est peu exprimé, se contentant de regarder Nelson Mandela et de s’imprégner de sa voix.
Mais comme le raconte Danielle Mitterrand dans Le Livre de ma mémoire, le chanteur, peut-être sous l’effet des grands vins qui défilent sur la table, met soudain les pieds dans le plat et interpelle le président François Mitterrand à propos du sommet du G7 du 14 juillet 1989, en lui reprochant de ne pas avoir invité davantage de chefs d’État du tiers-monde. Autour de la table, l’ambiance se fige.
Les deux hommes se querellent face à Mandela, qui ne comprend pas un traître mot de la conversation. Danielle Mitterrand semble prête à intervenir quand Renaud réalise soudain qu’il doit refréner ses griefs sous peine de gâcher la fête. Heureusement, les rires ont vite repris le dessus et le fromage fait place aux trois sorbets dans la bonne humeur. À deux doigts de provoquer un incident diplomatique, le facétieux Mister Renard pointait déjà le bout de son museau… ■
Valérie EDMOND
Source : France Dimanche