Québec, samedi 13 juillet 1991
LES ARTS ET SPECTACLES
La croix est lourde. Il est bien prêt à la porter mais pas tout le temps. « Pas toutes les croix de tout le monde », soupire Renaud, au pied de la statue de Jeanne d’Arc, au milieu des fleurs, des Chinois, des Américains, des Torontois et des Gaspésiens venus faire les touristes sur les
Plaines.
par ALAIN BOUCHARD
LE SOLEIL
Ce jour-là, l’enfant terrible joue à l’Indien. Un curieux indien blond aux yeux bleus. Il a les mocassins, mais surtout les deux tresses avec les plumes accrochées au bout. Certains passants font semblant de tirer le portrait à la statue et tirent celui de Renaud. II est tentant à croquer. Il est assis sur l’herbe, comme au milieu d’un banquet. Et on le croque, en photo sur les Plaines comme en oreilles, en frissons, en applaudissements sur la scène, à la radio et à la télé.
— C’est pas terrible de se faire bouffer comme ça?
— « On n’a jamais trop d’amour, dit-il. Jamais. Il y a tellement de haine dans le monde… »
Renaud joue à l’Indien comme il joue au pêcheur, au gamin, à la vie quoi. « Je suis un espion », blague-t-il à peine.
Et à force de faire tout ça à la fois, de vouloir aimer tout le monde et son père, tout le monde et son père veulent l’aimer. Et lui demandent de défendre sa cause. « Renaud, tu devrais parler de ci… Renaud, tu devrais chanter ça… Renaud, c’est terrible ce qui nous arrive… »
Il est « un peu en guerre » avec son pays la France, comme il dit. Il est beaucoup en guerre avec tous les généraux d’armée du monde. Et maintenant avec les organisateurs de corridas. Puis les faiseux de tapage, de pollution et de fric de la course Paris-Dakar.
Et ces derniers jours, sans le vouloir, absolument sans le vouloir — il était comme un enfant qu’on aurait surpris dans le pot aux biscuits —, il jouait les trouble-fête au Festival d’été même, pour lequel il était pourtant accouru chanter, tout joyeux, tout content, tout Renaud, quoi. Il a dit qu’il y avait trop de monde dans une certaine petite salle. Bang ! Tornade en ville.
« Le problème, c’est que je dis ce que je pense et que je m’interroge après sur les conséquences ». Le saut sans parachute, quoi. « C’est que je refuse le consensus », expliquera-t-il plus loin, notamment à propos de ses rapports avec l’establishment français.
Il a voulu chanter assis, cette semaine ; assis au sens propre. La question était donc tentante : au figuré aussi dis ?
« Non. Mais on a tout pour être heureux sur la planète et on est toujours au bord de l’apocalypse. On dirait que plus on dénonce, plus les hommes sont cons. Et maintenant les femmes… C’est que le pouvoir corrompt. Et qu’en plus, quand une femme aspire au pouvoir, il y a déjà de l’homme en elle ».
Ni banquier ni avocat
Il va les porter encore longtemps, ces croix ? Il a eu le malheur, l’an passé, d’agiter un peu le drapeau du Québec : il est devenu le saint Jean-Baptiste de l’être moderne.
Renaud ne veut pas de ce nationalisme-là. Contre les Anglais, contre les ci, contre les ça. Il veut un nationalisme à l’échelle de la planète. De sorte qu’il essaie maintenant d’arranger ça un peu. Avec son histoire de chien anglais, qu’il a racontée, cette semaine, durant son show.
« Si ça vient de moi, ok. Mais je ne veux pas être le leader de tout. Je ne suis ni banquier ni avocat… » Ni sorcier.
Seulement malade d’amour.
Sa fille Lolita a maintenant 11 ans. Celle d’une certaine pochette de disque, souvenez-vous. Elle fume et elle découche, qu’il raconte. Comment il s’y arrange avec la paternité ? « Je la pourris d’amour, c’est tout. Comme je l’ai été par mes parents. Moi et les cinq autres. »
Donc il serait un faux délinquant ?
« C’est quand je suis parti dans la rue que ç’a commencé. Quand j’ai fait plein de petits métiers et que j’ai vécu avec les chiens perdus. »
Depuis ce temps, son pays est là où il se sent bien, affirme Renaud. Comme au Québec, où il a maintenant une maison. Outremont. « parce qu’elle était belle et pas chère, c’est tout ! ».
« On m’avait averti, au départ, que ce serait difficile pour moi, ici. Que les Québécois ne comprendraient pas mon argot. Eh non ! On m’a tout de suite adopté. Comme un chien errant. C’est magnifique de se sentir adopté comme ça par un clan, par une famille. »
Tant et tellement qu’il a un peu parlé à la fille et à la mère de venir habiter ici. « Mais la petite a ses amis à Paris et tout. Alors… »
Subversion de l’amour
Renaud a 39 ans. En coulisses, on chuchote : mais il est fabriqué, voyons ! Des gens m’ont dit, quand ils ont su qu’il y aurait entrevue : « Ce gars-là calcule tous ses effets, c’est évident. »
Je lui pose la question. Rien. Ni geste ni mot. Comme s’il n’y avait « pas rapport », diraient nos enfants. Il parlera plutôt de la subversion de l’amour, de la poésie. De l’émerveillement qu’avait encore Gainsbourg à sa mort. « Celui qui découvrait sur le tard tout le pouvoir de l’impertinence », dira Renaud, poète lui aussi.
Il prend les mots à contre-sens, à contre-pied, les entortille, les fait, les défait. « Un accordéon est un mélange de cornemuse, d’aspirateur et de machine à écrire », disait-il, un soir de Vol de nuit, cette semaine. Il se met aussi à jouer avec les doubles échos, selon qu’on est en France ou au Québec. « En France, se faire fourrer veut dire se faire arnaquer, se faire mettre. Et si j’ai bien compris, ici aussi, se faire mettre veut dire se faire fourrer ? »
Faire pousser les chèvres
La poésie ? « On fait pousser les chèvres », dit-il dans une chanson. En faut-il davantage ? La première fois que Renaud Séchan a vu un orignal, c’était dans un avion. « Il était dans une cage, en route vers un zoo quelconque. La deuxième fois que j’en ai un autre, c’était au-dessus de la cheminée de Robert Charlebois ! ». C’est ça aussi sa poésie. L’inattendu, l’insolite, un certain sens tragique de la vie.
Le golf, tiens. Eh oui ! Renaud Séchan a joué au golf, « pourtant un monde qui n’est vraiment pas mon monde, mais alors pas du tout. Je voulais essayer ça. J’ai joué trois parties et c’était fini. Vraiment aucun talent. »
— Mais pourquoi jouer au golf?
— « Parce que c’est le seul sport où on peut fumer. » Mais depuis, il a découvert la pêche à la truite, où on peut même fumer le poisson.
Le pouvoir corrompt, disait-il ! Mais alors, son pouvoir à lui ? Le pouvoir de la star, du chansonnier, du poète… Le pouvoir de celui qu’on veut entendre tout le temps ?
« Oui, je sais. Quand on dénonce, on attaque du monde. On fait mal. » Comme par exemple, quand il dit: « Le cygne chante avant de mourir; certains chanteurs devraient mourir avant de chanter, tellement ils n’ont rien à dire. » Et alors, Renaud ne dort pas si facilement.
Les anti-corps ? « Heureusement, je peux rigoler de moi-même… »
Source : Le Soleil