Renaud l’individualiste : une solidarité qui se cache…

Théâtre 140
Bruxelles (Belgique)

17 décembre 1978

Curieux bonhomme… Il a bien le genre de « sensibilité écorchée » dont on fait les auteurs-compositeurs-interprètes à succès, mais pas la solidité qu’on leur connaît aussi, celle qui fait durer quand il s’agit de se colleter de soir en soir avec un public pas toujours facile et de survivre au système des tournées de plus en plus longues. Ce serait plutôt comme une intense fragilité qui le pousse dans ce métier, quelque chose de lâche et vulnérable à exorciser en scène, chaque soir d’une longue fuite en avant…

Les faits concordent : sur les planches, sa gouaille ne craint ni Dieu ni Diable; en coulisses, la belle assurance s’effrite déjà; et à la ville, il ne lui reste qu’un mutisme méfiant pour seule défense. On en a profité, bien sûr, de cette méfiance nerveuse, pour le soupçonner d’hypocrisie, de démagogie, de quelques autres faussetés encore. Mais il suffit de voir ses musiciens rassurer et cajoler leur « patron » pour deviner que Renaud ne joue pas à l’enfant mal grandi : certains soirs au moins, il a besoin de cette protection-là.

Il s’affirme comme il peut : cet autoportrait en gavroche tatoué sur le bras gauche, cette citation de Drieu de la Rochelle (« La masse a toujours tort, l’individu a toujours raison »), ce parti pris forcené contre Sardou ou Halliday (« Quand je déteste quelqu’un, je déteste tout ce qu’il fait aussi »), cette hantise du public :

— Parfois, ça me fait peur : ces gens- tous ensemble qui ne regardent que moi, complètement dominés. Un mot de ma part, et ils se déchaînent, c’est peut-être l’émeute. C’est terrible, cette responsabilité…

Très vite, pourtant, sous l’individualisme, on sent pousser le besoin des autres, d’un groupe, d’une génération, d’une famille, et on en revient à la première expérience de la solidarité :

— Je suis né le 3 mars 1968. C’est en mai que j’ai voulu être chanteur. La communication était incroyable : jeune ou vieux, tu pouvais avoir de ces conversations dans la rue — pas au troquet ou sur le trottoir, non : dans la rue — où on peut parler de tout à n’importe qui, de politique, de tout et du reste…

— On était six enfants, dans la famille, et cinq étaient sur les barricades. Les parents n’avaient plus aucune autorité, ils ne comprenaient plus. Je sortais, puis, plus tard, je revenais, et ma mère était juste heureuse de me retrouver sain et sauf, heureuse que je rentre, sans plus…

« Frimeur », Renaud ? Non : juste un peu problématique. Ce qu’il dit est sans doute plus clair que ses raisons de le dire, et de le dire ainsi. Mais ce n’est pas tricher que d’ignorer parfois pourquoi on fait ce qu’on fait. L’absurde, certains jours, a une forme d’évidence qui s’impose même à la raison :

— On abattait des murs, en mai, même si c’était pour tomber sur une impasse. Je me souviens de ce type qui voulait qu’on fasse une barricade parce qu’il y avait un arbre bien placé pour ça : « Si on l’abat, ce sera une belle barricade ! ». Moi, je lui dis qu’il est fou, je lui fais remarquer que c’est une impasse, que ça ne servirait à rien. Il répond juste : « Et alors ? » On a abattu l’arbre et fait la barricade dans l’impasse…

Sans le faire exprès, sans doute, c’est une parabole que Renaud livre là, comme un début de clé : avec ou sans raisons, l’essentiel est de faire. Clair ou douteux, un acte vaudra toujours mieux que rien. On n’a pas besoin de motif à chanter, ni de message, ni de programme : l’envie suffit, qui tient lieu d’intention et de nécessité et  décourage même la critique…

Propos recueillis par
DANIEL DE BRUYCKER.

  

Source : Théâtre 140