N° 33, 22 septembre 1993
Renaud : Mes quatre vérités
Il dit tout sur
les médias
Israël-Palestine
Mitterrand
« Germinal »…
Interview-fleuve p.6 Avec SKYROCK
Entretien avec un homme révolté
Coups de gueule et mise au point d’un anar qui dérange.
Remonté de la mine du « Germinal » de Claude Berri (sortie le 29 septembre), Renaud nous livre ses sentiments, violents et contradictoires, sur son premier grand rôle au cinéma. Nous avions envie de parler librement avec lui de sa carrière, de ses engagements, des polémiques qu’il déclenche : parricide quand il s’est dressé contre François Mitterrand, descendu par la presse de gauche, extrémiste et humaniste à la fois. De Lantier à Renaud, il n’y a qu’un pas.
GLOBE HEBDO / Comment avez-vous rencontré Claude Berri ? Comment est né Germinal ?
RENAUD / Claude Berri, je le connaissais de loin en loin. Je l’ai rencontré pour la première fois à Bobino où il était venu en coulisses en 1980, me dire qu’il rêvait de faire de moi un acteur. Par la suite, à chaque fois que je l’ai croisé, le plus souvent chez Coluche, il me rappelait sa promesse : « Je ne t’oublie pas. Un jour, je te ferai tourner. J’attends de trouver le rôle. « Il y a trois ans, mon agent m’a appelé : « J’ai bien peur que Berri ait trouvé un rôle que vous pourrez difficilement refuser : Etienne Lantier dans Germinal. » Le mot de Germinal a résonné en moi comme… comme… comme si on proposait à un acteur vraiment chrétien l’Evangile selon saint Matthieu ! Je me suis dépêché de lire le bouquin – que je n’avais pas lu (rire coupable) – et j’ai rappelé Berri en le prévenant : « Je ne sais pas si c’est sérieux, si tu envisages de le monter mais je ne suis pas sûr d’avoir les qualités nécessaires pour assumer un rôle aussi immense. » Il m’a tanné.
GLOBE HEBDO / Pourquoi avait-il pensé à vous ?
RENAUD / Pourquoi ? Allez le lui demander mais je ne pense pas le trahir en disant que… Il ne savait pas que mon grand-père était mineur. Il m’a seulement dit : « Parce que c’est toi. Tu es Lantier. Je ne vois personne d’autre pour jouer ce rôle. C’est ton parcours, ta façon d’être. Je t’ai vu sur scène déclamer du Bruant, je t’ai vu t’insurger à la télévision contre les injustices, je t’ai vu dans la vie, j’ai vu ton regard. » Et depuis il n’a cessé d’affirmer à tous les gens qui lui posaient la question qu’il n’aurait pas fait le film sans moi. C’était une idée fixe, obsessionnelle. Alors qu’il se trompe ou qu’il ait eu raison, peu importe, l’avenir le dira. En tout cas, c’était quand même difficile de refuser. Jusque-là, j’avais trop peur. J’avais peur de ne pas savoir jouer la comédie, point final. Même si je me sentais Lantier, habité par le personnage et capable d’assumer ses idées et ses sentiments.
GLOBE HEBDO / Vous avez fait des essais ?
RENAUD / Il a fait un petit bout d’essai, plus par acquis de conscience ou pour rassurer quelqu’un de son entourage que lui-même – dans son bureau, au caméscope, me faisant apprendre une tirade en un quart d’heure. Moi, je me trouvais à vomir et lui était fasciné : « Le regard ! Le regard que tu as ! Mais c’est ça. C’est ça, Lantier ! »
GLOBE HEBDO / Qui a eu l’idée de teindre vos cheveux ?
RENAUD / C’est lui. Mes cheveux étaient déjà teints mais en plus clair – j’ai toujours éprouvé le besoin de me massacrer la tête ! Il voulait absolument qu’on distingue le Renaud chanteur du Renaud acteur. Pas question de garder la frange que j’ai depuis trente ans et avec laquelle je crois me protéger du regard des autres. Donc je suis coiffé en arrière et j’ai les cheveux bruns.
GLOBE HEBDO / Avez-vous vu le film terminé ?
RENAUD / Je l’ai vu il y a une semaine et j’aime le film.
GLOBE HEBDO / On a trouvé le film très pessimiste politiquement. La grève est écrasée dans le sang et il n’y a guère d’espoir. Et il n’y a pas non plus de parti pris.
RENAUD / C’est Zola qui veut ça.
GLOBE HEBDO / A ceci près que Zola écrit son roman dans l’actualité de son époque et que Berri, un siècle après, fait un film en connaissance de cause.
RENAUD / Le film ne serait simplement qu’un hommage aux travailleurs de la mine du siècle dernier, ça ne serait pas mal. Parce qu’on a tendance aujourd’hui à jeter le bébé avec l’eau du bain : à rejeter le social, à considérer que rien n’a servi à rien, que les luttes sociales étaient marquées de l’empreinte du totalitarisme soviétique. Ce n’est pas seulement ça. Le film véhicule autre chose. Quand j’ai lu le livre, je n’y ai pas seulement vu un hommage aux mineurs, mais un thème infiniment plus universel, plus éternel : les mines de diamants d’Afrique du Sud, les mineurs roumains d’aujourd’hui ne vivent pas dans des conditions plus enviables que les mineurs du valenciennois au siècle dernier.
GLOBE HEBDO / Combien de temps a duré le tournage ?
RENAUD / Avec quelques interruptions à Noël, de mi-août 1992 à fin février 1993. La post-production s’est terminée il y a quinze jours.
GLOBE HEBDO / Vous vous êtes identifié à la douleur des mineurs ?
RENAUD / Oui. C’était essentiellement dû à la présence des figurants sur le tournage – d’anciens mineurs pour la plupart, des types qui avaient passé entre trente et quarante ans au fond de la mine.
GLOBE HEBDO / Vous avez beaucoup parlé avec eux ?
RENAUD / Oui, et grâce à eux, ce tournage est un grand moment de ma vie, une belle rencontre, pleine d’émotion, de Chaleur, de fraternité.
GLOBE HEBDO / Ce qui est fascinant avec la mine, c’est à la fois la passion et la malédiction qu’elle exerce sur les mineurs.
RENAUD / C’est une passion paradoxale, oui. Faire un métier ô combien pénible, ô combien dangereux et, aujourd’hui que les mines sont fermées, sombrer dans cet infini désespoir. La mine c’était leur vie, quoi. En même temps, il y avait une noblesse. A l’époque, la mine non seulement fournissait du charbon, mais le charbon faisait marcher la majorité des industries. Le dernier des mineurs savait qu’il contribuait à la richesse économique de son pays. Et autour de la mine existaient toute une activité parallèle, une vie sociale très riche, une grande solidarité entre eux du fait du danger toujours présent. Il y a un parallèle évident avec les marins-pêcheurs. La mine, comme la mer, c’est la bouffeuse d’hommes qui vous engloutit, devant laquelle on est humble et prudent…
GLOBE HEBDO / Vous aviez préparé votre rôle avec des mineurs ?
RENAUD / Non, j’avoue que je n’ai pas préparé mon rôle de façon particulière.
GLOBE HEBDO / Vous ne vous êtes pas aimé à l’écran ?
RENAUD / Moi, non. Je suis totalement inégal, mais ça…
GLOBE HEBDO / J’ai lu qu’au milieu du tournage, vous avez été happé par un trac que vous n’aviez pas au début.
RENAUD / C’était bizarre. Paradoxalement, j’avais plus le trac devant les figurants que devant les Césars auxquels j’étais confronté, que ce soit Miou-Miou, Judith Henry ou Depardieu, ce monstre sacré. Et puis, je suis parti sur ce tournage avec une certaine insouciance, en me reposant sur ce que m’affirmait Berri : Ça serait facile, il me dirigerait, on pourrait refaire dix fois la scène si ça n’allait pas. Et puis, petit à petit, au fur et à mesure, je me suis rendu compte que Berri faisait régner un climat assez stressant ! Je vivais avec la peur de le décevoir, la peur de l’entendre crier : « Coupez, faut la refaire, Renaud, ça ne va pas du tout. » Au bout de quelques semaines, dès que j’entendais le mot « moteur », j’étais pris d’une panique suscitée par la présence non pas de Depardieu ni des figurants mais simplement par… j’espère qu’il ne va pas m’en vouloir s’il lit ces lignes… par ce stress qu’imprimait parfois Berri sur le tournage.
GLOBE HEBDO / Il était lui-même stressé.
RENAUD / J’imagine, oui. A cause de l’enjeu énorme pour son ambition, pour son rêve.
GLOBE HEBDO / Vous parliez du rôle ? Comment vous a-t-il expliqué votre personnage ?
RENAUD / II dirigeait tout. De bout en bout. C’était difficile de parler avec lui, de ma conception du personnage et de mon interprétation. Parce que… bon, c’est en ça que je pense ne pas être un vrai comédien : je ne joue pas le jeu. Ne pas jouer le jeu, c’est refuser de dire : « Oui, c’était formidable, tout s’est très très bien passé. Mes rapports avec Berri ? Formidables! » Je suis obligé de reconnaître que Berri m’a partiellement étouffé, frustré et sur-dirigé.
GLOBE HEBDO / Il avait une idée très précise de Lantier ?
RENAUD / Oui. Mais, lui-même étant comédien, moi débutant, j’étais son petit Renaud qui faisait du cinéma pour la première fois. Chaque phrase, il me l’a soufflée… Je me disais : « Merde ! S’il m’a fait confiance pour un rôle pareil, il fallait me faire confiance jusqu’au bout ! » Je n’ai pas été moi-même, j’ai été ce que Berri a voulu que je sois. Dans le moindre de mes gestes, de mes regards, de mes mots… Et tant que je ne faisais pas précisément ce que lui exigeait, il me faisait recommencer. Avec, en plus, l’injustice d’entendre au montage : « Cette scène, elle saute parce que tu l’as mal jouée. » Peut-être avait-il envie de jouer le rôle, dans son subconscient. Il se sentait Lantier, lui aussi. Enfin, si le résultat vous plaît, cela voudra dire qu’il avait raison.
GLOBE HEBDO / On a effectivement envie d’en savoir plus sur le personnage de Lantier…
RENAUD / Là, je ne peux pas lui en vouloir, il a tourné trois heures trente et à l’arrivée, le film fait deux heures quarante : il a viré cinquante minutes parmi lesquelles des scènes qui donnaient plus d’épaisseur à mon personnage, qui faisaient qu’on comprenait mieux ses sentiments par rapport à Catherine (Judith Henry), pourquoi ce type, tout à coup, avait un ascendant sur les mineurs et sur la famille Maheu… Il y avait une très belle scène qui durait sept minutes qu’il a coupée, « par souci d’efficacité ». C’est une scène qui se passait à table, autour d’un lapin, dans la cour des corons de la maison Maheu : Lantier avec Carmet, Depardieu, Miou-Miou et les enfants, où il expliquait sa vision d’un monde plus juste et sur un ton plus humain, infiniment plus tendre. Là, on voyait un idéaliste plein d’amour, plein de cœur et pas simplement un aboyeur de slogans.
GLOBE HEBDO / D’autant que les scènes avec les bourgeois sont caricaturales et prennent beaucoup de place.
RENAUD / Je n’ai pas eu ce sentiment à la projection mais vous avez peut-être raison.
GLOBE HEBDO / On ne sent pas la conscience de la classe ouvrière…
RENAUD / C’est de la cuisine interne mais Berri a signé un contrat avec Antenne 2 pour une diffusion en 2 épisodes de une heure et demie. Son film faisant deux heures quarante, il devrait logiquement vingt minutes au film – vingt minutes auxquelles je suis particulièrement attaché pour les raisons que je viens de vous expliquer, parce qu’elles manquent considérablement dans la construction de l’histoire : j’ai même dit à Berri que j’étais prêt à investir mon tout cachet et au-delà, pour payer les deux ou trois semaines de montage supplémentaires pour la version longue.
GLOBE HEBDO / Sur ces coupes, y a-t-il eu débat ?
RENAUD / Il y a eu débat entre lui et le monteur, comme sur beaucoup de film. Les acteurs ont rarement leur mot à dire.
GLOBE HEBDO / Et vous avez personnellement essayé de le convaincre ?
RENAUD / Oui. J’ai essayé…
GLOBE HEBDO / Travailler avec Depardieu ?
RENAUD / C’est le bonheur ! D’abord, il a un talent incroyable. Et puis, c’est un boute-en-train, un clown, un Ubu. Il dédramatise les situations les plus tendues. Quand Berri poussait une gueulante, tout le monde baissait les yeux et Depardieu lançait : « Allez, vas-y Papy, pousse ta petite gueulante ! Il va la refaire, ta prise.. Retourne à tavidéo. Toi, Rajane, va lui chercher une cigarette, et faites-lui sa piqûre. » Berri boudait ou riait aussi, mais jamais il n’a demandé à Gérard de se taire.
GLOBE HEBDO / Est-ce que Berri n’aurait pas eu peur de son film ? Est-ce qu’il n’a pas privilégié la grande fresque aux dépens d’un point de vue plus personnel ?
RENAUD / Je suis assez mal à l’aise pour parler à sa place. A un certain moment, et cela m’a énervé aussi de mon point de vue d’acteur, un de ses problèmes était d’arriver à avoir quatre séances par jour au lieu de trois. Là c’est Berri le producteur qui parlait, ce n’est plus le réalisateur. Et malgré tout, au-delà de deux heures vingt-cinq, il restait dans le créneau des trois séances, alors il n’était plus à dix minutes près ! Parce que si on me dit que l’on a enlevé dix minutes pour gagner 300 000 spectateurs, c’est dur à admettre ; mais si, de toute façon, ces 300 000 spectateurs sont perdus, alors autant refoutre les dix minutes.
GLOBE HEBDO / Cette violence dont vous parlez n’était-elle pas là pour servir le film, qui est extrêmement dur ?
RENAUD /Je crois qu’il est souvent comme ça cela dit, cette violence, je pouvais la comprendre, C’était une folie totale de diriger une telle équipe, aussi nombreuse, avec cette masse de figurants, toujours un qui trébuchait quand il ne fallait pas, qui faisait le con quand il fallait pleurer. Pour un tel enjeu, il ne pouvait pas se permettre de rater une scène pour une connerie.
GLOBE HEBDO / C’est une énorme production qui a coûté 160 millions de francs ?
RENAUD / Oui. Je regrette qu’on en parle autant…
GLOBE HEBDO / Et en tant que premier rôle, qu’est-ce que cela vous fait d’être dans un film aussi cher ?
RENAUD / C’est un poids en plus. Mais la vraie responsabilité, c’est d’avoir un rôle aussi magnifique et important.
GLOBE HEBDO / Avez-vous hésité avec le rôle de Souvarine ?
RENAUD / J’aimais bien Souvarine. C’est mon côté anarcho-nihiliste qui parle. Le côté désespéré du personnage me fascinait. Je me disais aussi que c’était une façon de faire mes débuts au cinéma sur la pointe des pieds, sans porter le film sur mes épaules.
GLOBE HEBDO / Est-ce que Germinal est un film « utile » aujourd’hui ?
RENAUD / Je ne suis pas habilité pour répondre à cette question. Je ne pense pas que ce putain de pays va se réveiller grâce à Germinal. Mais ça va au moins rendre justice à ce que, du fait de l’effondrement de l’idéologie Marxiste, on a eu tendance à renier : les luttes de classes, les mouvements sociaux et les actions comme la grève pour obtenir des progrès… Aujourd’hui la classe ouvrière est résignée. Non seulement elle a diminué en nombre, mais dans la capacité à se mobiliser. C’est évident. Et le décalage du film, c’est qu’il met en lumière l’exploitation des travailleurs. Actuellement, ce n’est plus le problème essentiel. Le phénomène principal, c’est l’exclusion. De ce point de vue, le film est décalé par rapport à la situation économique française.
GLOBE HEBDO / Le film aurait pu être un grand film de gauche, comme certains films de Renoir.
RENAUD / Oui, il aurait pu. Il aurait pu, comme Z, être applaudi à la fin dans les salles du Quartier latin. C’est un de mes souvenirs les plus émouvants en tant que spectateur. Germinal, je ne sais pas si on peut le qualifier de film de gauche. Mais on y voit le combat du travail contre le capital, des justes contre l’injustice. Donc de toute façon, malgré quelques exceptions, ce film est très important. Ce sera un film populaire.
GLOBE HEBDO / Ce qui est frappant, néanmoins, à un moment du film, c’est que les bourgeois, d’une certaine manière, sont excusés. Il y a une crise et on a le sentiment qu’ils sont les premières victimes de cette crise. C’est le discours balladurien que tiennent les patrons d’aujourd’hui.
RENAUD / C’est quelque chose dont je n’ai pas eu conscience. Effectivement, il y a cette scène qui me déroute : les patrons expliquent de façon assez langue de bois et pragmatique pourquoi ils ne peuvent pas augmenter les ouvriers à cause de la crise, des stocks qui s’accumulent. C’est comme ça qu’ils réussissent à casser la grève. Oui, un peu comme ils expliquent aujourd’hui : ou la précarité de l’emploi ou pas d’emploi du tout ; ou les Tuc ou le RMI. Je ne sais pas si c’est une maladresse de Berri ou de Zola, ou une naïveté politique. Enfin, peut-être qu’on est un peu des enculeurs de mouche. Mais moi, quand j’ai commencé ce film, je pensais faire un film de gauche. Maintenant, si je me rends compte que j’ai fait un film balladurien, alors (rires), en plus des réserves que j’ai pu exprimer sur le montage… c’est à se flinguer.
GLOBE HEBDO / Auparavant, vous déclariez que si vous faisiez du cinéma, ce serait pour un film dont vous seriez à l’initiative ?
RENAUD / Oui, je n’étais pas totalement réfractaire à l’idée de faire du cinéma. Mais comme la chanson marchait plutôt bien, je ne voyais pas l’intérêt de lâcher la proie pour l’ombre ni d’aller piétiner les plates-bandes d’un métier où il est difficile de trouver du travail. J’avais suffisamment de satisfactions avec mon boulot. Je n’y pensais pas vraiment. Ou alors, il aurait fallu qu’on me propose un rôle de cette dimension-là, auquel je n’aurais jamais cru moi-même. J’étais plus intéressé par l’idée de participer à un film en tant qu’auteur, ou co-auteur ou adaptateur.
GLOBE HEBDO / Parce que, malgré tout, avant de chanter, vous vouliez être acteur ?
RENAUD / Au départ, ce qui m’intéresse c’est l’expression artistique. C’est de créer, de donner. Mais oui, dans mon enfance, surtout mon adolescence, mon ambition c’était : être acteur.
GLOBE HEBDO / Vous avez même joué au Café de la gare ?
RENAUD / Oui, le hasard d’une rencontre à Belle-Ile-en-Mer en 1970 a fait que j’ai croisé Patrick Deweare dans une soirée bien arrosée. Guitares, chansons et bières ont fait qu’on s’est retrouvés invités par toute l’équipe du Café de la gare. J’avais à l’époque une ressemblance physique avec Gégé, un des membres de la troupe qui partait aux Etats-Unis. Ils m’ont proposé de le remplacer au pied levé, comme ça. A cette époque-là, au Café de la gare, c’était la tradition, on n’engageait pas de comédiens, on engageait le type qui était là et qui avait envie de travailler. Comme je les avais fait marrer avec mes premières chansonnettes, ils ont trouvé que j’avais quand même une capacité d’interprète. J’ai joué deux mois avec eux. C’était mes premiers pas sur une scène. Autant vous dire à quel point je pouvais être moyen.
GLOBE HEBDO / Quelle pièce était-ce ?
RENAUD / La pièce s’appelait Robin des quoi. C’est une parodie de l’histoire de Robin des bois. Et puis le type est revenu des Etats-Unis et il a repris son rôle. Moi, par excès de pudeur, ne voulant pas rester dans leur entourage en mendiant une seconde chance, je suis retourné à ma petite vie peinarde – en l’occurrence je vendais des bouquins dans une librairie gauchiste du Quartier latin – tout en continuant à les voir très régulièrement. Et puis, j’ai entendu que Gégé quittait à nouveau la troupe. Je me suis mis sur les rangs pour, éventuellement, reprendre du collier, mais ils avaient « un copain formidable » qui avait envie de bosser avec eux. J’ai demandé son nom. « Il s’appelle Depardieu. » Je me suis dit qu’avec un nom pareil, ça ne marcherait jamais ! Quand je l’ai vu jouer les premières fois dans la pièce suivante dont j’ai oublié le titre, j’ai été très surpris par son jeu. Je le trouvais un peu fou, quoi ! Il jouait un personnage qu’à l’époque on aurait joué avec plus de retenue. Aujourd’hui, on comprend, on accepte, on s’habitue à ses grands coups de gueule, mais, en 1971, on s’est dit que c’était un bizarre. Je trouvais qu’il avait une personnalité, un look extraordinaire, mais j’étais quand même dérouté par sa prestation.
GLOBE HEBDO / Pourquoi vouliez-vous être comédien ? On comprend d’après vos chansons que vous soyez chanteur, ou « porte-drapeau », un journaliste émotionnel comme vous le dites vous-même. Être comédien, c’est autre chose.
RENAUD / Peut-être parce que justement je n’étais pas chanteur, ou si peu. Je l’étais pour mes copains, dans une chambre de bonne enfumée. Je voyais que cela les faisait marrer, mais je ne me trouvais ni génie, ni talent et, surtout, pas de voix. Je pensais que c’était important, l’avenir m’a détrompé.
GLOBE HEBDO / Diriger la librairie, qu’est-ce que c’était ?
RENAUD / C’était la routine, le train-train de la vie quotidienne pour payer ma bouffe et mon loyer. J’attendais que mon destin se déclenche par un coup de téléphone de Visconti qui m’aurait dit : « J’ai vu une photo de vous aux Buttes-Chaumont. » J’avais commencé à rôder dans les couloirs de la SFP. A l’époque, il y avait une grosse industrie de la télévision française et j’allais quémander des petits rôles. C’était ça mon destin, alors que rien ne prouvait que j’étais fait pour ça.
GLOBE HEBDO / Avez-vous eu des rôles ?
RENAUD / J’ai fait, entre 1972 et 1975, deux ou trois feuilletons de télévision : Un juge et un flic, par exemple, qu’ils rediffusent parfois sur M6 à 3 heures du matin, ce qui me fout la honte parce qu’il y a toujours un copain pour me voir. Celui qui aurait pu déceler dans mes prestations de l’époque une éventuelle carrière aurait eu bien du flair. J’ai fini par quitter cette librairie, où j’avais une petite vie peinarde et où, parallèlement, je rattrapais ma culture littéraire un petit peu inexistante à l’époque des études. Après, j’ai fait plein de petits boulots, des petits métiers qui duraient tantôt trois jours, tantôt un mois, tantôt six, alternés avec les périodes de chômage authentique, en ayant toujours le grand privilège d’être logé par des parents généreux. Quand je travaillais, je leur donnais la moitié de ma paye pour compenser, pour payer le gîte et le couvert. Je faisais ces petits rôles pour la télévision, je voyais toujours l’équipe du Café de la gare et je continuais à gratter des chansons. Jusqu’au jour où, en 1973-1974, j’ai franchi le pas, j’ai rencontré un copain qui jouait de l’accordéon. Je le considérais a priori comme un ringard, avec son instrument, et le voilà qui commence à jouer devant moi et qui entame quelques notes derrière mes mélodies, à chanter, à gratouiller sur ma guitare. J’ai eu envie de faire la manche avec lui. Je l’ai trouvé original dans sa démarche que je trouvais différente de celle des gratteux qui jouaient les « Dylan » aux terrasses des cafés. Je lui ai proposé de chanter dans les cours d’immeubles de la périphérie, du côté de la porte d’Orléans, où, enfant, j’avais vu des gitans, des montreurs d’ours, des violonistes, des accordéonistes qui venaient faire la manche. J’ai voulu faire revivre cette tradition. J’ai adapté avec lui une partie de mes chansons, et j’ai appris un répertoire-musette réaliste et traditionnel qui allait de la Java bleue à Bruant. En pleine période rock, moi qui écoutais les Stones, Dylan et le Grateful Dead, je redécouvrais la culture prolétarienne de ma famille maternelle. Berthe Sylva, Edith Piaf et l’accordéon. Je revois mon grand-père pleurant en écoutant les Roses blanches alors que c’était un bonhomme qui faisait 1,95 mètre avec des épaules de déménageur et un tatouage sur le bras. J’avais remarqué, là où habitaient mes parents, que la configuration de ces cours d’immeuble offrait une acoustique extraordinaire. Et par rapport aux types qui faisaient la manche dans le métro ou ailleurs, on faisait des recettes énormes. Un jour, par amitié pour Coluche, on s’est retrouvés dans la cour du Café de la gare qui venait d’émigrer rue du Temple. Coluche produisait son premier one-man show, C’est l’histoire d’un mec. Tous les soirs, 400 personnes faisaient la queue. On a fait la manche auprès du public jusqu’à ce que Coluche et son producteur, Paul Lederman, nous proposent de chanter au Café de la gare.
GLOBE HEBDO / Et le premier album est sorti peu de temps après ?
RENÀUD / C’était Hexagone, en mars 1975.
GLOBE HEBDO / Et ça a marché tout de suite ?
RENAUD / Non. Pas du tout. J’ai eu quelques passages radio avec les chansons les plus fades : Amoureux de Paname, Le droit d’y aller, ou La Coupole. Mais c’était l’ouverture vers tout un réseau de passionnés de chanson un peu engagée, et à la clef, une tournée pendant deux ans dans les MJC. Mais jusqu’en 1977 la sortie de mon deuxième album, Laisse béton, qui a été mon premier grand succès, j’ai fait plutôt cela en dilettante…
GLOBE HEBDO / Politiquement, c’était quoi, ces années 1968-1974, anarchisme d’instinct ou anarchisme militant ?
RENAUD / Je n’ai jamais été un anarchiste militant ou encarté. J’étais un gauchiste dans une mouvance anarchiste. Je feuilletais Stirner, mais je n’avais pas une énorme culture révolutionnaire. En tout cas, pas par les livres, plutôt par l’actualité.
GLOBE HEBDO / Vous parliez tout à l’heure de votre famille. Est-ce qu’on peut faire le point sur toutes les rumeurs qui ont couru sur votre compte : fils de grands bourgeois, richissime. Quelle est la vérité ?
RENAUD / D’abord, parce que je chantais la zone, j’ai été catalogué comme un zonard, un loubard avec son blouson de cuir. Lorsque j’ai dit : « Halte-là, j’ai la prétention de chanter la zone non pas de façon autobiographique mais parce que je la connais, parce que les problèmes de ces gens me touchent », ceux-là mêmes qui avaient vu en moi un voyou m’ont catalogué dans l’autre extrême. Depuis, je n’ai eu de cesse que de justifier mes origines sociales, c’en est fatigant. J’étais devenu un chanteur bourgeois, fils de professeur, d’écrivain, de grand médecin, même d’industriel ! En vérité, je suis né dans le 14e arrondissement de Paris, où j’ai toujours habité. Un quartier populaire, artistique mais ni pauvre ni défavorisé. Ma mère était ouvrière jusqu’à 18 ans, puis petite employée, fille d’une famille de mineurs de la région de Lens et de Valenciennes. Mon père était écrivain, il a même reçu le prix des Deux-Magots avant la guerre. Il a travaillé chez Hachette comme traducteur d’anglais, d’allemand, d’italien et de néerlandais, lui est issu d’une famille de pasteurs implantée dans les Cévennes. Nous sommes six enfants, et j’ai un frère jumeau. Pour élever cette famille, il a multiplié ses activités alimentaires allant jusqu’à écrire des livres pour enfants dans la « Bibliothèque rose ». Il a même été prof d’allemand au lycée Gabriel-Fauré et, autant que je m’en souvienne, je l’ai toujours vu écrire.
GLOBE HEBDO / Toutes ces rumeurs viennent aussi des rapports houleux que vous entretenez avec la presse…
RENAUD / J’ai des problèmes avec la presse de gauche, en général ! Avec vous, avec l’Evénement du jeudi, avec Libé.
GLOBE HEBDO / Avec nous, ça va mieux.
RENAUD / Avec tous les journaux que je lis, en fait. Avec tous les journaux que je sentais de manière un peu manichéenne de mon bord. Avec ma famille. Dans I’Evénement, je me suis d’abord fait allumer par Patrice Delbourg, puis par un fouille-merde qui est allé dans les archives des Assedic du spectacle pour trouver qu’en 1980, j’avais touché des Assedic pendant huit mois. Ça m’a valu une page entière, il y a quelques mois.
GLOBE HEBDO / Il y a des gros revenus qui ne prennent pas leurs indemnités, c’est ça ?
RENAUD / Oui. Moi, je ne les prends plus depuis cette époque parce qu’un jour, je n’ai plus assumé. Auparavant, je me disais : « Après tout, si j’ai un accident de voiture, je ferai jouer mon assurance, si je vais à l’hôpital, je ferai jouer la Sécu, si j’ai des congés spectacles, j’en bénéficie. C’est de l’argent que j’ai versé, pourquoi ne pas le récupérer ? » Maladroitement, je l’avoue humblement. J’ai fait une connerie en pensant que si je le leur laissais, il ne servirait pas à d’autres, mais que ça grossirait les caisses noires des Assedic – qui existent. Donc j’ai touché mon dû pendant huit mois avant de réaliser ce que cela avait d’indécent et d’injuste. J’en ai eu honte, jusqu’au jour où j’ai dû m’en défendre contre l’Evénement. L’article commençait par une hallucinante affabulation selon laquelle il y a quelques mois, j’aurais été convoqué aux Assedic pour rembourser un trop-perçu de 100 000 francs. J’aurais dit : « Ah bah, oui, je n’ai pas fait attention. » Le journaliste sous-entendait de surcroît que je n’avais pas remboursé spontanément et précisait qu’avec cet argent, j’avais acheté un bateau. Un conte ! J’ai répondu à ce monsieur que je n’avais pas mis les pieds aux Assedic depuis 1980. Et le mec derrière mon droit de réponse a rajouté : « Ne dites pas que vous ne touchez pas les Assedic. Vous les avez touchées en 1980 : telle somme, telle somme, telle somme. » Si, si, c’était dans l’Evénement il y a quelques mois. Je me suis dit qu’on me cherchait vraiment des poux et ce n’est qu’une anecdote.
GLOBE HEBDO / Et Libé, alors ?
RENAUD / Avec Libé, ce sont des rapports conflictuels depuis toujours. Du jour où j’ai commencé à vendre des disques et avoir une certaine popularité, ils m’ont traité par le mépris ou le silence, avant de m’allumer. C’est un peu trop systématique pour que je puisse ne pas y être sensible. Ils ne parlent pas de moi pendant quatre ans, et tout à coup, j’ai une page entière sur la maison que j’ai achetée à Montréal, avec photos à l’appui. « La cabane au Canada de Renaud ! », C’était il y a environ deux ans. Il déclinait mon voisinage, et disait en gros : si Renaud gagne de l’argent, tant mieux pour lui, mais qu’il achète une maison dans un quartier chicos de Montréal, alors non. Je leur envoie un Fax un petit peu saignant parce que je n’ai pas à me coucher devant un patron de presse aussi puissant soit-il. Je lui dis que ce sont des manières dignes de Minute, et effectivement, trois jours après, cet article est repris quasiment mot pour mot par Minute. Je l’ai faxé à Libé en signant : « La preuve ! » Ça, plus la critique d’un spectacle au Casino de Paris qui ressemblait à un rapport de police : Renaud est arrivé avec Untel, Untel a fait ci, Untel a dit ça… Alors pourquoi ? Parce qu’au niveau des pages culturelles, ils restent attachés à une marginalité qui les fait rejeter tout ce qui marche. Et peut-être qu’à titre personnel, ils trouvent que mon parcours depuis Mai 68 a été un poil plus fidèle, plus logique que le leur.
GLOBE HEBDO / Ça, c’est indiscutable.
RENAUD / Je vous sais gré de le reconnaître. Et quand, à l’époque, Loupien et Bayon ont fait une page entière qui s’appelait « Séchan séché », je venais de bourrer un Zénith, j’avais fait Miss Maggie, je faisais une tournée des plus triomphales. Je n’ai eu droit qu’à une analyse de police sur mes origines familiales, sur mon accent bidon, sur le fait que je buvais le thé le petit doigt en l’air. Serge July m’a téléphoné pour m’inviter à déjeuner : « Tu comprends, Renaud, je t’aime beaucoup, mon fils t’adore, les pages culturelles dans Libé, c’est un État dans l’État, ils font ce qu’ils veulent, on n’arrête pas de lutter avec eux. » Taratata. Et puis, ça a continué. Alors, de mon côté, je ne me suis pas gêné non plus pour leur décocher quelques petits coups soit dans mes chansons, soit sur scène avec toujours la complicité du public qui rit du sectarisme de Libé. Et puis, j’ai eu des problèmes avec vous, pour d’autres raisons, bien que ce n’ait jamais été la guerre ouverte.
GLOBE HEBDO / Mitterrand et vous, c’est une longue histoire d’amour turbulente ?
RENAUD / Oh, c’est une longue histoire. Tout d’abord en 1981. J’avais alors une certaine popularité – c’était l’époque de Gérard Lambert – mais je n’avais été sollicité par personne pour la campagne, pas le moindre coup de fil. Est-ce parce qu’auparavant j’avais farouchement soutenu la candidature de Coluche ? Evidemment, au second tour, j’ai fait savoir que je voterai à gauche, pour François Mitterrand. Lui, je l’ai vraiment rencontré pour la première fois à l’inauguration du Zénith, en 1984 et la seconde fois, grâce à Globe mensuel, en 1986, quand vous aviez organisé une interview du président par une bande de jeunes.
GLOBE HEBDO / Il existe une complicité certaine entre vous ?
RENAUD / Oui, j’aime ce bonhomme, je le revendique, je l’assume malgré les critiques de Bedos qui considère que c’est de l’œdipe mal digéré. Et je dois reconnaître qu’il n’a pas tout à fait tort. Mitterrand a quelque chose de mon papa, dans la physionomie. Bref, c’est vrai qu’il m’arrive de le défendre quand on l’attaque, que ce soit des gens de gauche ou, à plus forte raison, des gens de droite. Pour cela, je mets en avant son immense culture, son charisme, son sens de l’Histoire, son humour… Oui, j’ai une grande affection pour lui. Mais le personnage ne peut pas faire oublier sa politique. Alors, pour conclure : « ami » oui, « valet » non. J’ai difficilement admis qu’à un moment, sa politique n’ait plus été en harmonie avec ce que le programme commun laissait supposer. Mais l’essentiel de mes « fâcheries » furent à propos du sommet du G 7 et de la guerre du Golfe.
GLOBE HEBDO / Et vous l’avez pourtant soutenu en 1988 ?
RENAUD / Oui, malgré tout. Malgré quelques désillusions… Et puis, avec la cohabitation, j’avais revu le vrai visage de la droite : l’affairisme des privatisations, le copinage, l’enrichissement personnel du noyau dur de Balladur, la privatisation des chaînes, le massacre d’Ouvéa, Malik Oussekine, la violence policière à l’égard de la jeunesse qui s’était sensiblement calmée dans les premières années de socialisme… Et, étant donné l’hésitation du président Mitterrand à se représenter, j’ai cru bon, pour la première fois, de m’investir vraiment dans sa campagne électorale. Et profitant de ma popularité, je me suis offert une page dans le Matin de Paris pour dire : Moi, Renaud, j’appelle Mitterrand à se présenter : « Tonton, laisse pas béton. » ça m’a valu bien des lazzis et des sarcasmes, autant de la droite que de la gauche. Bedos qui se foutait de ma gueule à la radio : « Tonton, laisse pas béton et pourquoi pas, Tata, laisse pas bêta ? »
GLOBE HEBDO / Que s’est-il précisément passé au moment du Bicentenaire, en juin 1989 ?
RENAUD / On fêtait le bicentenaire de la Révolution et… on accueillait le sommet du G 7, les sept pays les plus riches du monde ! J’ai été sollicité par l’extrême gauche militante (la Ligue en l’occurrence) pour signer une pétition dénonçant cette mascarade, cette atteinte aux idéaux de la Révolution, qui aurait dû nous porter à manifester plus de solidarité avec les pays du tiers-monde. J’ai signé, et ce qui au départ devait se résumer à un meeting à la Mutualité est devenu, à mon initiative, un méga concert à la Bastille avec la Mano Negra, les Négresses vertes, Johnny Clegg. Tout ça me semblait être une vraie démarche d’homme de gauche. Mais, pour les médias, je suis devenu l’instigateur d’un antibicentenaire. Toutes les questions s’orientaient sur mes relations personnelles avec Mitterrand et Attali. Moi, je me suis embrouillé dans des explications pas toujours très claires. Quelques semaines plus tard, quand Mandela est venu à Paris sur l’invitation personnelle de Danielle Mitterrand, j’ai revu François Mitterrand. Et au cours du repas, Mitterrand m’a dit d’un air malicieux : « Eh bien Renaud, vous ne partez plus en vacances ? – Si, Monsieur le Président. » J’étais sur mes gardes. Il ajoute : « Parce que je ne reçois plus de vos nouvelles. J’espère que vous m’enverrez encore de ces cartes postales que je me fais toujours un plaisir de recevoir. » Et c’est vrai que naguère, quand j’étais en vacances et que j’avais un coup de cafard, j’envoyais une carte postale à mon président préféré. Je me disais qu’il y avait une chance sur un million pour qu’il la lise. Eh bien, ce jour-là, il m’a confirmé qu’il lisait bien son courrier. « Monsieur le Président, je vous écrirai encore bien volontiers mais je pensais que depuis le mois de juillet 1989, vous étiez fâché. » Je lui ai dit ça comme un petit garçon qui a peur de se faire gronder. Au lieu de quoi, il m’a répondu par un grand sourire en me faisant entendre qu’il n’en était rien. Pour le Bicentenaire, j’avais été attaqué par les « tonton-maniaques » ; je me sentais d’autant plus à l’aise que le principal intéressé ne m’en tenait pas rigueur. Je pensais que le président préférait avoir un ami qui n’a pas peur de le critiquer plutôt qu’une cour servile et aveugle.
GLOBE HEBDO / Et puis, en octobre 1991, il y a eu cette chanson, « Tonton », conséquente à la guerre du Golfe et où vous lui exprimiez votre désapprobation. Vous vous en êtes expliqué ?
RENAUD / Oui, bien sûr. Il n’a pas ouvertement parlé de la chanson, mais, lors d’un dîner avec Charasse, il a fait une allusion à cet album en me précisant qu’il l’avait écouté et – je voudrais être sûr de retrouver la phrase exacte qu’il avait « une grande faiblesse pour [mes] chansons… même, les dernières ». Ces propos étant adressés à Charasse, et Charasse de me chambrer comme un fou, devant le président… Mais cette chanson, elle me tenait à coeur.
GLOBE HEBDO / Avec lui, vous n’étiez pas d’accord non plus sur Maastricht ?
RENAUD / Au moment de Maastricht, j’étais très dérouté par les engagements contradictoires des gens que j’aimais. l.es clivages traditionnels, comme d’ailleurs pour la guerre du Golfe, étaient bouleversés. J’ai finalement résumé mes états d’âme dans Charlie Hebdo. Je disais en gros que le jour du référendum, j’irai plutôt à la pêche à la ligne, tellement j’étais dépassé par ce problème. Je voyais d’étranges associations : Le Pen avec Chevènement, Marchais, Dominique Jamet ; de l’autre, vous (Globe mensuel) entre Giscard, Harlem Désir et Mitterrand. Je réalise alors qu’il y a un vrai non de gauche à Maastricht et un vrai oui de droite, des classes dominantes, les patrons… Finalement, j’ai pensé voter non – et je le fais savoir – parce que je ne veux pas de cette Europe des marchands. Puis, je vois Mitterrand à la télévision face à Séguin qui n’était vraiment pas à la hauteur. J’hésite de nouveau. J’ai finalement donné mon bulletin à ma fille de 13 ans, en lui disant : « T’es au courant ? – Oui, on en parle beaucoup à l’école – Je te donne mon bulletin, tu viendras dans l’isoloir avec moi et tu mettras ce que tu voudras. » C’est un peu lâche, d’accord. Et elle, elle a voté oui parce que les enfants de sa génération sont pleins d’espoir.
GLOBE HEBDO / Les clivages politiques traditionnels avaient effectivement sauté. Le fait que l’extrême gauche et l’extrême droite se parlent en vue d’une alliance, cela vous choque-t-il ?
RENAUD / Oui, cela me choque. Personnellement, l’extrême droite, je ne lui ai jamais parlé.
GLOBE HEBDO / Le fait que votre frère, Thierry Séchan, qui fait de la littérature, ait donné une interview au Choc du mois (un mensuel d’extrême droite), cela vous choque également ?
RENAUD / Je lui ai dit que c’est une erreur fondamentale. Et il se justifie, ainsi : « Je suis tombé sur un journaliste des pages culturelles qui a été plus honnête que nombre de ses confrères de la presse sociale démocratique, et qui m’a permis de relire mes propos, qu’il n’avait ni censurés ni falsifiés. » C’est maladroit, mais je ne suis pas l’avocat de mon frère. Et si c’est cela son seul crime, il n’y a pas quoi fouetter un chat.
GLOBE HEBDO / Continue-t-il à voir Jean-Edern Hallier ?
RENAUD / Non, ni lui ni moi ne le revoyons. Jean-Edern Hallier s’est servi de nous, de moi particulièrement, pendant la guerre du Golfe. J’étais opposé à cette guerre, et j’avais trouvé une tribune pour exposer mon refus. J’aurais préféré un autre support pour mes colères mais je n’avais pas encore le privilège d’écrire dans Charlie Hebdo. J’ai arrêté d’écrire pour Jean-Edern Hallier à la suite de cet édito particulièrement ignoble sur Deauville, le Sentier et les Juifs arrogants. Plus tard, je l’ai croisé chez Pivot où il présentait son livre sur Mitterrand que je trouve falsificateur, scandaleux, racoleur et mensonger. J’ai défendu l’honneur de Mitterrand durant cette émission et presque sa politique. Donc Hallier, c’est fini. En plus, récemment, il a, comme on dit, jeté des ponts en déjeunant avec Bernard Pons, l’homme d’Ouvéa. C’est un fou.
GLOBE HEBDO / Cet été, le Canard enchaîné vous a mis en cause en citant une de vos chroniques de Charlie Hebdo : vous avez été l’auteur d’un dérapage sur Anne Sinclair.
RENAUD / Dans cette chronique, je partais d’une discussion avec ma fille, sur les camps de concentrations en ex-Yougoslavie. Ma fille prononce « concentration ». Je la reprends : « concentration ». Quand j’écris ma petite Chronique, je pense : « tion » comme, dans « sionisme », et j’écris : « tion » comme dans Anne Sinclair. Pour le simple plaisir du croche-pattes, de la pique. au passage en associant Anne Sinclair au sionisme – ce que, j’assume puisque je l’ai dit ou écrit par ailleurs. Content de ma vanne, je n’ai même pas réalisé que j‘étais en train, trois mots plus haut, de parler de camp de concentration. J’ai écrit cette phrase bêtement, et le pire, c’est qu’elle est parue sans que personne ne dise rien. Le Canard a fini par tomber dessus, certains de ses journalistes détestant Charlie Hebdo, ils ont commencé à m’allumer pour m’associer, ainsi que Charlie, aux passerelles entre l’extrême gauche et l’extrême droite. Ça a fait beaucoup de bruit au sein de la rédaction du Canard au point que le rédacteur en chef m’a offert un droit de réponse dans lequel j’ai admis ma maladresse, et dit combien j’avais été blessé d’être accusé d’antisémitisme. J’ai rencontré Anne Sinclair avec qui je me suis expliqué lors d’un déjeuner. Elle a accepté et mes explications et mes excuses. Je crois pouvoir ajouter qu’elle n’avait jamais douté de mes convictions ni de mon « bord ».
GLOBE HEBDO / Il faut reconnaître que ce dérapage associé à vos prises de position pro-Palestine n’ont pas joué en votre faveur.
RENAUD / Pendant la guerre du Golfe, j’étais à Londres. On me demande mon avis sur cette guerre, dont j’étais un ferme opposant. Je torche un texte sur le modèle du Déserteur, de Boris Vian, qui se termine par : « Mitterrand, Tonton, si tu veux vraiment marquer l’Histoire, envoie tes bombardiers raser la Maison-Blanche ! Envoie tes régiments libérer la Palestine. » La Palestine qui, sous ma plume, signifiait bien évidemment les territoires occupés. Guy Bedos a cité cette phrase et a déclaré : « Renaud veut gommer Israël » ! En pleine guerre, au moment le plus fort des tensions entre Juifs, Arabes, Français ! Je risquais une bombe à ma porte. J’ai croisé une dame dans la rue qui m’a dit : « Vous êtes Renaud ? J’aime bien vos chansons. Dommage que vous soyez antisémite. » J’ai blêmi : « Pourquoi vous dites ça ? J’ai lu ce qu’a dit Guy Bedos dans France- Soir, vous voulez rayer Israël de la carte. » J’ai parlé une demi-heure avec elle sur le trottoir et je me suis expliqué comme un inculpé victime d’une machination. On s’est quittés en s’embrassant. J’ai envoyé un droit de réponse à France-Soir, qui a laissé le dernier mot à Guy Bedos…
GLOBE HEBDO / Aujourd’hui, que vous inspire le sort des Palestiniens ? Qu’avez-vous ressenti lors de la poignée de main entre Peres et Arafat ?
RENAUD / C’est lors de ce fameux déjeuner avec Anne Sinclair, mercredi dernier, que nous avons appris qu’ils allaient signer. C’est un des plus beaux jours de ma vie, comme la chute du mur de Berlin. C’est l’espoir de la renaissance d’un monde de paix dans ce petit coin de la planète. Une paix peut-être fragile, mais qui vaut mieux que cette guerre éternelle.
INTERVIEW GEORGES-MARC BENAMOU, FRANÇOIS JONQUET, KRISTINA LARSEN.
« Germinal », de Claude Berri, sortie le 29 septembre.
Source : HLM des Fans de Renaud