Renaud nous mène-t-il en bateau ?

Paris Match

N° 2054, 6 octobre 1988

LE MATCH DE PARIS

A la Guadeloupe, le gavroche du Top 50 à bord de son superbe voilier

30 % DES JEUNES SE RECONNAISSENT EN LUI MAIS CET ANARCHISTE DU SHOW-BUSINESS EXASPERE SES DETRACTEURS. A LA VEILLE DE SA RENTREE AU ZENITH, ANDRE BERCOFF PREND LA DEFENCE DU PERE DE « LAISSE BETON ».

par ANDRE BERCOGG

Les premiers émois artistiques du…
… plus anar de nos troubadours.

Coucou, le revoilà. Renaud est au Zé­nith : sur la scène de la salle de spec­tacles à partir du 11 octobre mais  aussi au sommet de sa popularité. Et le subtil ob­servateur qui sommeille en nous, devant l’irrésistible ascen­sion de cette « bande de jeunes à moi tout seul », se prend à mé­diter sur la nécessité du loubard au cœur tendre dans la mytho­logie populaire française. Re­naud ne serait-il que le rejeton incestueux d’Aristide Bruant ? Serions-nous le ventricule af­famé des longs sanglots des vio­lons sauvages des banlieues, l’oreillette mouillée par ce Ver­laine du verlan qui égrène, sans en rater une, les blasons noirs de l’idéologie du lumpen prolétariat des H.l.m., du béton et de cette zone que peu d’entre nous ont connue mais dont chacun garde la nostalgie fleurant bon le terrain vague, le Paris des fortifs et la beauté étrange et violente de la capitale avant son occupation définitive par la Wehrmacht de la promotion immobilière. Renaud – pardonnez-moi cette expression triviale – nous les gonfle considérablement avec ses hymnes à répétition où meuf rime avec queuf, nunchak’, avec kanak, et flicard avec grenade. Et nous nous surprenons à nous demander pourquoi cet homme qui a signé avec la compagnie Virgin un contrat de 18 millions de francs pour huit années et quatre albums éprouve le besoin viscéral de chanter pour l’Ethiopie et les écolos, contre l’apartheid, et les
fachos de tout poil.


SES DEUX PARRAINS : JEAN VAUTRIN ET FREDERIC DARD


En ces temps de consensus glauque et araseur de toute as­périté, en ces temps où paraît-il tout se vaut, tout se mélange, tout se coagule, tout se congra­tule dans une éblouissante au­bade, du « Nouvel Obs » au « Fi­garo », devant cette admirable société démocratique et avancée qui nous a permis d’escalader l’escalier de service pour s’ins­taller et manger à la table des maîtres, voici qu’un révolution­naire, fût-il de pacotille, ne met pas son drapeau rouge dans la poche et continue d’égrener ses rimes et ses raisons contre la violence, le racisme, les beaufs, l’ordre, la sécurité et quelques autres cibles de saison.

Il n’est pas étonnant que les principales attaques contre le chanteur au blouson noir, au jean déchiré et aux santiags ra­vageuses, soient venues des mi­lieux qui devraient être le plus proches de lui : « Libération », notamment, a raillé ses origines bourgeoises, son accent acquis avec le plus grand effort, sa che­velure brune devenue blonde pour raison de showbiz, son « faux langage ». « Séchan séché » disait-il en mars 1986 (Séchan est le nom de famille de Renaud). Un peu facile. Il existe chez les anciens soixante-huitards, recyclés jeunes cadres, chez les anciens staliniens devenus reaganiens, chez ceux qui ont remplacé la lutte des classes par la lutte des places, les voies de fait par la note de frais, une étrange rage qui consiste à ré­gler depuis vingt ans leur com­plexe d’Œdipe sur le dos de leurs auditeurs et lecteurs.


Ne jetez pas la pierre au chanteur populaire : le loubard est devenu un père de famille


L’ancienne rupture du cordon ombilical semble insupporter prodigieusement quand on met en présence ces chantres de la dissidence parisienne avec des hommes et des femmes qui ont, pour le meilleur ou pour le moins bon, gardé intactes leurs convictions. Renaud est évidem­ment un gentil, à ses concerts, on allume son briquet, on chante en cœur « Morgane de toi » ou « Mistral gagnant », on communie dans l’amour des en­fants, de la famille, de la pêche à la ligne, de la mobylette et autres accessoires d’un ving­tième siècle finissant, on essaie de se tenir au chaud, bien serré devant les tempêtes à venir. II y a longtemps que  Renaud le loubard a abandonné dans sa tête la panoplie du violent pour celle du père de famille. Et ceux qui lui font un procès de trahison de classe en sont pour leurs frais : cet enfant de Ravachol et de la 33 Export n’a jamais été autre chose qu’un artiste dévoré de la saine ambition de se faire connaître et reconnaître.

Sur le pont de son bateau, le skipper Renaud met la main à la pâte.

Et ce n’est point par hasard si les paroles du jeune Séchan sup­portent admirablement de se re­trouver imprimées dans un livre sans l’apport de la zikmu. Ses deux parrains, Frédéric Dard et Jean Vautrin, ont bien compris où il se situait. Le premier af­firme justement qu’il fait « le boulot de Verlaine avec des mots de bistrot et qu’il a pour amis tous les jeunes de la Terre, les vrais, ceux qui ne devien­dront jamais vieux ». Le second écrit, quant à lui : « Tes amis craquent, c’est bien normal. C’est la colère, c’est la fatigue. L’amour des autres. Ça grève salement d’être attentif. » Et c’est à cause de ces mots-valise bourrés de tendresse et de râles, de cris et de chuchotements, de mots de tous les jours assemblés comme nulle part que Renaud fait mouche : un sondage de la Sofres en décembre 1986 mené auprès d’un échantillon de jeunes, posait cette question : « Quelle est la personnalité qui vous semble la plus proche de vos aspirations ? » En tête – loin devant – arrivait Renaud avec 31 %, suivi par Bernard Tapie à 27 % et Jean-Paul II, 10%. La question donnerait-elle les mêmes résultats à l’heure où Renaud se prépare à prochaine tournée ? En tout état de cause, la cohérence paie. Il est de ceux qui montrent qu’on n’est pas obligé de tourner casaque pour bien tourner, de re­tourner sa veste pour montrer que la doublure est en vison et que le public comprend parfaitement qu’un chanteur popu­laire puisse gagner largement sa vie et celle de ses proches, sans pour autant trahir ses convic­tions les plus profondes.

Certes, quand il chante la Pa­lestine, Eloi Machoro, Otelo de Carvalho et Nelson Mandela, on se demande s’il ne nous fait pas prendre les vessies de la pro­testation gratuite pour les lan­ternes du combat pour la justice et pour la solidarité. Mais préfèreriez-vous qu’il se contente de gérer sa fortune et qu’il ac­cepte béatement les imbécillités consensuelles du moment ? Préfèreriez-vous qu’il se contentât de chanter « Joe le taxi », « L’école est finie », « Il jouait du piano debout » et autres phares de l’intelligence occiden­tale de pointe ? A l’heure des refrains qui se jettent aussitôt mouillés, et des vaches qui meu­glent plus ou moins harmonieu­sement en regardant passer le train de la réussite, il est bon que des petits chanteurs à dra­peau noir portent haut une tra­dition bien française : celle qui continue de tomber par terre par la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau par la faute à Rousseau. En définitive, ce qui compte c’est cette petite musique qui ne ressemble à nulle autre, et qui fait qu’on dresse l’oreille parce que dans le fracas des décibels et le fast-food des onomatopées, qui n’ont de ré­sonance que dans le tiroir-caisse, il n’est pas malséant d’entendre encore parler un français peut-être imaginaire, sans doute entièrement fa­briqué, mais qui continue de frapper fort au cœur des choses, des gouffres et des émotions. Quand Renaud écrit « Morgane de toi » ou « Les aventures de Gérard Lambert », quand il écrit à l’une de ses groupies :

« Quinze ans, seize ans à peine
Garde-leur ton amour
Garde-toi de la haine
Quinze ans, seize ans, je t’aime
Comme j’aime le jour
Petite, qui se lève. »

Des mots simples qui continue­ront de faire des ronds dans l’eau, comme l’ont fait en leur temps sur un registre plus vio­lent « Marche à l’ombre », « Laisse béton » ou l’inénarrable « Maggie Thatcher ».


L’INOFFENSIF TROUBADOUR DES TEMPS AMBIGUS


Brassens le grand ancêtre, le gé­rant de la lignée écrivait déjà : « Ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis der­rière. » Alors, ne jetez pas la pierre au chanteur populaire : il reste l’exutoire des rêves, des frustrations et des limites d’une société qui ne sait plus beaucoup à quelle certitude se vouer. Re­naud, cet inoffensif troubadour des temps ambigus, continue de battre le fer quand il est chaud et de servir de petit aiguillon face à l’inquiétante montée du conformisme tous azimuts. En cela, c’est tout simplement un chanteur-conservateur français, de ceux qui, de la Fronde à Montmartre, d’Henri Rochefort à la Rive gauche, entretien­nent une flamme de plus en plus vacillante face au grand vent de l’Audimat ravageur. Et quand on voit que le prochain spectacle de Renaud est sponsorisé no­tamment par la radio N.r.j. et qu’il écrit dans une de ses der­nières chansons :

« Dévorés par les nuages
S’appelle mon poème
Plus c’est con, plus ça passe
Sur les radios F.m. »,

on se dit que ce brave homme reste assez lucide sur le rôle qu’il joue dans la société du spectacle.

Une poésie peut-être fabriquée, mais qui continue de frapper fort au coeur des choses…

De même, il écrit :

« Allongés sous les vagues
S’appelle ma chanson
Plus c’est con, plus ça passe
A la télévision. »

Et il se prépare déjà à un certain nombre de passages devant le petit écran, c’est prévu, et on l’entendra encore longtemps sur la bande F.m., c’est certain. La contradiction est installée pour longtemps au cœur des démarches les plus atypiques.

Laissez Renaud vivre et raconter à sa petite Lolita qu’il faut qu’elle « sache être touchée par la souffrance des autres ». Après le temps des cerises, c’est le temps des noyaux…­

 

Source : Paris Match