N° 66, avril 2016
Par Liliane Roudière
Photos Magali Corouge pour Causette
« J’ai l’impression que le destin a fait « plouf, plouf, ce sera toi qui seras célèbre, toi qui auras du succès et de l’argent ». Ça me fait culpabiliser en permanence. J’ai l’impression d’avoir fait si peu de choses. » Ce peu de choses, c’est plus de vingt millions d’albums vendus en quarante ans de carrière. Des générations successives se sont aimées ou ont manifesté sur ses chansons. Aussi résistantes que lui. On l’a cru fini, enseveli dans l’alcool depuis dix ans, et le revoilà ! Il pérore : « Toujours debout ! » Pour preuve, Renaud nous a invitées à le suivre de Paris à L’Isle-sur-la-Sorgue.
RENAUD EXPRESS |
« Tu sais faire ça, toi ? Comment je fais pour transférer ce lien ? » Renaud me tend son téléphone. On est dans l’espace fumeurs de la brasserie La Closerie des lilas, à Paris. Il est assez tôt, mais la verrière laisse le soleil envahir l’espace. Renaud ferme les yeux et renverse son visage vers les premiers rayons. Les smartphones, il ne maîtrise pas tout à fait. Ou il ne se souvient plus. Ou c’est le débit de la vie qui arrive trop fort. Il s’emmêle les pinceaux entre les sonneries incessantes (et volume à fond !), les clics des textos et les e-mails qu’il essaie de lire sur l’écran… Se souvenir que l’homme a rouvert les yeux doucement après dix ans de déprime, d’alcoolisme et de retrait de toute activité artistique. Il est de retour, « toujours vivant ». Prêt à foncer. Un nouvel album dans sa sacoche, une tournée internationale à partir d’octobre. Ce n’est plus le poulbot parigot des débuts, pas même le loubard ou la teigne, ce n’est plus Renard, même pas Renaud. Son message sur répondeur – qu’il a quand même réussi à enregistrer – l’affirme, aujourd’hui, c’est Phénix. Passé à deux doigts de la mort, il renaît de ses cendres. Alors oui, le terme Phénix est approprié. Mais, si je peux me permettre, un Phénix qui serait bâti comme un moineau. La silhouette est amaigrie, les mains tremblent encore un peu, le visage est marqué, inquiet, fébrile. Ses yeux ont conservé intact leur bleu magnifique, et dans ce bleu passent des ombres et beaucoup d’eau (voir sa chronique page 53).
Nous retournons avec lui sur les lieux de sa retraite au monde, L’Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse. On se retrouve sur le quai Jean-Jaurès. Renaud nous offre la visite. D’abord les bistrots : L’Isle de Beauté, Le Bouchon. Puis d’autres que j’ai oubliés. « Là, c’est mon tatoueur, là, mon coiffeur… » Il raconte l’histoire de la Sorgue, les barges sur l’eau, la pêche… Il est fier et amoureux de « [son] pays ». Puis direction La Pétouze, à quelques kilomètres de là. « Petit roitelet », pétouze en provençal, c’est ainsi que se nomme la grande maison familiale aux murs cuivre où il vivait retiré depuis plusieurs années. Il raconte l’histoire de cette ancienne bergerie qui appartenait à sa tante Laurette décédée il y a peu, à l’âge de 100 ans, et de son oncle médecin de campagne, « médecin des pauvres qui se levait à 1 heure du mat pour soigner des angines et se faisait payer avec un lapin ou un poulet. » Pèlerinage C’est une maison accueillante. Tout y est chaleureux. Confortable. Spacieux, des chambres partout. Une cuisine faite pour de grandes tablées. Il nous fait visiter pièce par pièce, nomme les artistes dont les œuvres hétéroclites ornent les murs : Jean Pierre Raynaud, Jérôme Mesnager, Henri Michaux…, nous fait admirer ses collections : deux mille volumes de la Série noire, des collections de voitures, beaucoup de Citroën et d’américaines : « Celle-ci, c’est celle dans laquelle JFK s’est fait assassiner. » Il se sent obligé de se justifier : « Collectionner, c’est une façon de conjurer la mort. » Le feu dans l’imposante cheminée répand une douce chaleur. Le canapé qui lui fait face est immense. Gilles, Thomas, Sylvie, Bloodi sont là… Ces potes de toujours entrent et sortent. Le chien Sunny vient faire lui aussi sa visite. Mais il manque quelque chose. Comme des odeurs de cuisine… Tout est trop silencieux, propre, bien rangé. C’est une maison faite pour le désordre, les fêtes, la musique et les cris d’enfants. Pour l’instant, elle semble encore figée. |
1952 Naissance de Renaud et de son jumeau à Paris 1975 1980 1983 1995 2006 |
Dans son ancien potager avec, dans les bras, une œuvre dont il a oublié le nom de l’artiste. Si vous le connaissez, écrivez-nous !
« J’ai passé quatre ans ici et je ne me souviens que de quinze jours », dit-il en embrassant la grande pièce du regard. Pendant les « années sombres », telles qu’il les qualifie, l’emploi du temps de ses journées s’est égrené avec une précision d’horlogerie : « Je me levais, je dégueulais, puis j’attaquais le pastis jusqu’au soir. Dans l’après-midi, un pote me descendait au Bouchon et, bien sûr, il me ramenait le soir parce que j’étais… » Et de sa main, il trace une diagonale sur son visage. « Je ne mangeais rien de la journée. Le soir, je picorais à peine. L’alcool me nourrissait. J’étais un ivrogne. » Pendant ce temps, les enfants grandissaient, les potes vieillissaient… ou mouraient. La société changeait. « Je n’ai rien vu. Je ne prononçais même plus un mot. Je buvais, je dormais. Beaucoup. Je n’avais plus aucune fonction sociale. J’ai rendu mon entourage très malheureux. »
« C’est une responsabilité lourde qui m’inquiète : que tout le monde m’attende comme ça ! »
Pourtant, les fans, les potes, une génération d’artistes n’ont pas lâché l’affaire. Quelques crépitements lui sont parvenus : l’hommage que la chanson française lui a rendu avec La Bande à Renaud, deux albums, 500 000 exemplaires vendus, puis le succès du documentaire Renaud, on t’a dans la peau ! 1 « Ça m’a bouleversé », se souvient-il. Mais il ne bouge pas. C’est trop tôt. C’est Grand Corps malade qui réussira à le remettre en selle. « Il est venu jusqu’ici et m’a sollicité pour participer à son album collectif Il nous restera ça. Il fallait impérativement que les artistes choisis placent cette phrase dans leur chanson. Je m’en sentais incapable. » Silence. « Alors, il m’a soufflé les deux premières phrases : « C’était ton anniversaire / Tu voulais une batterie »… et j’ai écrit la suite. » Ce sera la chanson Ta batterie, qui parle de son fils, Malone, et qu’il a réenregistrée sur ce nouvel album. Comme ça, en deux phrases, l’écriture est revenue !? « Absolument, je n’avais pas écrit depuis dix ans. J’ai essayé il y a six ans avec mon album d’adaptation de chansons irlandaises, je chantais comme un goret. »
La pompe est réamorcée et les chansons s’accumulent. « Dès que j’ai eu l’impression d’avoir douze chansons qui tenaient la route, je me suis dit : « Je fais un album. » On était en août 2015. » L’équipe artistique se forme, et direction le studio d’enregistrement ICP, à Bruxelles. Mais là, problème, la voix ne tient pas.
Renaud n’a pas arrêté de boire et fume presque trois paquets par jour. Décision est prise d’aller en clinique : quinze jours d’examens de la tête aux pieds. Il énumère, et le fera plusieurs fois, sûrement parce que ça paraît assez incroyable : « Scanner, IRM, poumons, foie, rate, tout était nickel ! Sauf… sauf un taux de potassium si bas que, du jour au lendemain, je pouvais mourir d’un malaise cardiaque, m’a expliqué le médecin. » Et alors ? Il tient tellement à la vie ? « J’ai peur de la vie et peur de la mort. Mais peur de la mort d’abord et peur de la vie ensuite. [Silence.] Puis j’ai rencontré un addictologue formidable et j’ai arrêté l’alcool. D’un coup net, c’était le 21 septembre. Je suis revenu en studio, le réalisateur de mon album, Michaël Ohayon, qui est sur scène avec moi depuis vingt ans, et les musiciens avaient tout préparé : je n’ai plus eu qu’à poser ma voix ! »
Renaud’stalgie
Cet album, il en est fier et il y a de quoi. Il y a de petites pépites à la Renaud, mélange de tendresse et de révolte. Un talent intact à décrire les petites vies et la grande Histoire. L’album devrait non seulement combler les fans, mais aussi en rallier plein de nouveaux. Car, il faut s’en souvenir, tout le monde ne connaît pas Renaud, et ça lui plaît bien, ce défi-là ! Ces rencontres à venir ! Cependant, un doute subsiste, ce garçon est un habitué des résurrections. Les épisodes dépressifs, il en a déjà connu. « C’est vrai, en 2002, Manhattan- Kaboul [en duo avec Axelle Red, ndlr] marquait la fin de plusieurs années de dépression, d’alcoolisme, de paranoïa. J’avais peur. J’avais mal. C’était une souffrance terrible, je ne veux pas trop revenir là-dessus. » Une clope. « Cette fois, c’est la bonne, j’en suis certain. Parce que c’est la première fois que je reste sans alcool aussi longtemps, et l’addictologue m’a fait comprendre que la vie n’était jamais qu’un éternel recommencement. Je vois ma famille et mes amis heureux. J’échange à nouveau avec eux. Je parle. Et parce que je suis bouleversé par l’amour que je reçois chaque jour de mes fans. Je suis pourri d’amour. »
Aucun doute là-dessus. Pas un pas dans la rue, pas un Coca en terrasse (eh oui ! le bruit des glaçons maintenant, c’est dans le Coca), pas un instant – à Paris ou dans le Vaucluse – sans que des dizaines d’hommes et de femmes – de tous âges – s’approchent pour lui serrer la main, lui faire une bise, lui demander un autographe ou le remercier. « Et les selfies ! » soupire-t-il. Ah, ça aussi, c’est une découverte pour lui ! Renaud râle mais dit oui à tout, et n’en revient pas. « Mais de quoi me remercient-ils ? Ces gens-là me font bouffer tous les jours, ils payent mon loyer, ma moto, mes vacances en achetant mes disques. »
Deux femmes, timides et larmes aux yeux, lui expliquent : « On fait régulièrement des soirées bandana entre copines. On met vos chansons et on parle de nos vies, nos enfants, les difficultés. » Renaud sourit un peu gêné, le regard tangue. Il me tend une lettre qu’il vient de recevoir : un jeune homme lui apprend que leur mère a souhaité être incinérée sur la chanson Mistral gagnant 2. « Hier, c’est une mère qui m’a arrêté pour me raconter qu’elle a enterré son fils avec un bandana rouge autour du cou : « Vous l’avez aidé jusqu’au bout. » » Renaud tremble un peu : « Pourquoi ces gens ne m’ont pas prévenu plus tôt ? déplore-t-il. Je les aurais appelés. » Peut-être l’ont-ils fait.
Près de lui, il y a toujours quelqu’un qui veille. Pierre et Bloodi se relaient chaque semaine pour « gérer un peu tout » : les rendez-vous, les fans, l’intendance, les priorités… Ils font office de gardes du corps dans les deux acceptions du terme. Sans eux, il est probable que Renaud serait vite submergé. L’annonce de son retour a provoqué une onde de choc chez les fans. « C’est une responsabilité lourde qui m’inquiète : que tout le monde m’attende comme ça ! » Il se reprend : « Mais heureusement, tout le monde ne m’aime pas, certaines de mes chansons vont me faire des ennemis et c’est tant mieux, car je n’aime pas tout le monde ! » Et toc!
À L’Isle-sur-la-Sorgue, il existe un « Renaud tour » qui ne dit pas son nom. Françoise et Sarah, du syndicat d’initiative, confirment en riant : « On nous appelle de partout ! Renaud sera-t-il là ? Nous, on ne sait jamais quand il vient, mais au fond, ce n’est pas important, les gens ont envie de marcher dans ses pas. Monter jusqu’à Saint-Antoine essayer de voir la maison. » Même pendant les années sombres, le tourisme renaldien ne s’est pas interrompu. Pour Robert Domenech, le patron du Bouchon, c’est bien normal : « C’est la personne qui compte. C’est un lien d’amour et d’amitié que l’on a. Et de profond respect. Avec les autres commerçants, on chas- sait pour lui les paparazzis cachés là, derrière les pots de fleurs. » Il rigole. Et depuis l’annonce de son retour : « Les gens arrivent de partout, des ch’tis, du Sud-Ouest, de la région parisienne ! C’est un pèlerinage ! »
L’artiste, lui, a du mal à trouver ses repères, à reconnaître cette société qu’il a quittée si longtemps. Ça ressemble à une sortie de coma. Il faut retrouver sa place. « Je trouve cette société « pas bien ». Je veux me désintéresser de la marche du monde, de la politique française dégueulasse, la politique de gauche de ce gouvernement pourri. » Il allume une énième clope. La veille, il est retourné au cinéma. Il a vu Saint Amour, « magnifique de poésie », et Salafistes. C’est peut-être un peu rapide comme retour à la réalité, non ? « C’est terrifiant. Je n’ai pas envie d’évoquer ce monde-là. Cette croisade hallucinante de l’islam contre l’Occident. Même si je reproche à l’Occident bien des vices et des tares. Je n’aime pas la guerre. Je trouve ça abominable. » Il évoque les potes de Charlie disparus, les attentats, les migrants… Silence. Silence et silence. Renaud n’est pas désengagé pour autant. « Je continue à être un militant du parti des oiseaux, des baleines, des enfants, de la terre et de l’eau » 3, sourit-il. Mais la politique, il crache dessus. Plus aucun parti ne résiste.
Un cœur d’artichaut
Il préfère parler de la Corse, d’où il revient avec un beau bronzage et des étoiles plein les yeux ! Île de Beauté ! Il parle de Colonna, qu’il croit « en [son] âme et conscience innocent ». Il expose fièrement ses trois nouveaux tatouages qu’il a fait faire là-bas – « cette drogue douce dont je ne peux plus me défaire » – et qu’il donne à voir dans le très beau livret qui accompagne l’album. Il se fout à poil et sur son torse, ses bras, dessins et prénoms signent la vie de ce cœur d’artichaut qui ne sait pas bien dire non. Qui pardonne. Qui distribue beaucoup d’argent. Qui se perd. Qui gueule parfois et tombe amoureux chaque semaine. « Je suis tombé amoureux de la petite tatoueuse Jade, en Corse, d’une finesse incroyable… Et puis de la comédienne Céline Sallette, je suis ébloui par ses yeux bleus comme la mer du Nord, et aussi d’Hélène Fillières, qui joue dans Mafiosa, qui a un regard noir inquiétant, bouleversant… » Il réfléchit : « Et de Sigolène Vinson 4 : j’ai lu tous ses livres. » La liste est longue. Il parle aussi de ses délicieuses et longues retrouvailles avec la lecture. Les deux derniers ouvrages qui l’ont marqué à vif : Profession du père, de Sorj Chalandon, et Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon.
Renaud sourit, le débit s’accélère… Il se délivre. Il parle de sa fille, Lolita, et de sa petite-fille, Héloïse, qui peuvent enfin compter sur lui. De son fils, Malone.
« Je suis passé à côté de son enfance. J’étais un étranger dans la maison. J’étais « plein de bière », disait-il. Il m’appelait « Renaud ». C’est un amour avec moi depuis que je ne bois plus. Aujourd’hui, il m’appelle « papa », il me tient la main, on joue ensemble. On parle ensemble. Il écrit des chansons d’une poésie magnifique, je l’ai même inscrit à la Sacem, ça doit être le plus jeune auteur de la Sacem ! » dit-il fièrement. Malone a 10 ans. « J’espère être présent pour son adolescence. Je veux être une sorte de guide spirituel pour lui et j’espère qu’il m’aimera toujours. Comme ma fille m’aime. »
Un ange passe à nouveau. Heureusement, il est l’heure d’aller dîner chez Yann et Caroline, des voisins de La Pétouze. Une soirée qui deviendra une fête inespérée où guitare, percus et piano seront squattés. On découvrira une chanson sur Johnny Cash, que Renaud a écrite « pour un autre Johnny », Johnny Hallyday. « Je rêve d’écrire un album pour lui. » Johnny, si tu lis ces lignes, la chanson est prête et sacrément belle. Comme des adulescents, on chantera du Renaud à tue-tête… Oui, mais AVEC Renaud. Dit comme ça, ça a de la gueule non ? Ce dernier semble heureux, presque étonné de se laisser aller ainsi. Il paraît que c’était la première fois depuis dix ans qu’il « faisait la fête », nous confie l’un de ses potes.
Le lendemain, on se retrouve au Bouchon pour se dire au revoir. Un jeune homme vient lui offrir un tableau qu’il a peint spécialement pour le Phénix. Le Phénix qui est toujours en forme et continue la discussion avec entrain. Tout va bien. Mais la mélancolie rôde, et entre l’artiste et elle, c’est une vieille histoire d’amour. Elle pourrait encore le séduire ? « Oui », concède-t-il en baissant ses paupières, avant d’affirmer plus bravache : « Car « dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter ». C’est du Cioran ! » Alors oui, Renaud est de retour, mais je ne sais pas comment le dire mieux qu’en paraphrasant un célèbre adage : « Ne secouez pas trop fort le Phénix. Il est encore plein de larmes. » Laissons-le respirer.
1. Réalisé par Nicolas Maupied et Didier Varrod.
2. Cette chanson, qui date de 1985, vient d’être élue « chanson française préférée de tous les temps », devant Ne me quitte pas, de Brel et L’aigle noir, de Barbara.
3. Extrait de sa chanson Déserteur.
4. Collaboratrice à Charlie Hebdo et Causette (voir page 72).
POURQUOI, À COMPTER DE CE MOI, RENAUD A CHOISI D’ÉCRIRE DANS CAUSETTE ?
« Parce que l’écriture est un besoin vital, parce que j’ai envie de dire mes amours et parfois mes colères. Et quel bonheur de savoir que je vais être lu par des femmes… Ce sont, avec les enfants, les premières victimes de la barbarie universelle, les premères à souffrir de ce monde macho, violent, haimeux ; la barbarie est un mot féminin alors qu’elle ne devrait être employé qu’au masculin pluriel… »
Sources : Causette et Liliane Roudière