Montréal, samedi 21 janvier 1989
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Nathalie Petrowski
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(À lire avec une voix trainante, un peu désabusée et légèrement parfumée d’un accent français)
AU PIANO BAR, y’a un piano, avec un type derrière le piano, un grand balès noir, qui joue avec la délicatesse d’un planteur de coquelicots. À côté du piano bar, y’a des tables, avec des gens assis aux tables, des touristes surtout qui se présentent mutuellement leurs femmes en commandant des dry martinis, sans olives please. À côté des touristes, y’a moi, coincée entre les rangées de martinis, dry, à attendre mon tour comme à l’épicerie, à me demander ce que le chanteur peut bien déclarer au Journal de Montréal et au Droit d’Ottawa et s’il lui restera un fond de catéchisme et un restant de cassette pour LE DEVOIR.
Finalement à côté de moi, enfin pas vraiment à côté puisqu’on l’a remisé au beau milieu d’une salle à dîner, y’a le chanteur célèbre, le chanteur piégé, le chanteur énervé qui énerve tout le monde et sa mère, le chanteur français qui répond au nom de Renaud et qui file un curieux colon en ce mois de janvier qui l’a poussé à quitter l’air irrespirable de Hexagone pour les écureuils, les parcs et un soir de gloire à Rouyn-Noranda.
C’est enfin mon tour. Me v’Ià appelée au parloir. Je fais cent mètres jusqu’à sa retraite privée, avant de l’apercevoir au milieu de la salle vide, « rebelle, vivant et debout » comme dit la chanson, à faire le pied de grue sur les fleurs du tapis. Veste croisée, jeans délavés, cheveux décolorés d’où pointe la vilaine racine qu’il se fait un devoir sinon un honneur de laisser pendre comme un rideau sur ses veux, comme un baume sur la réalité. Bonjour. Bonsoir. La voix n’est plus qu’un filet et le chanteur plus qu’une ombre agitée, une ombre traquée, une ombre pressée comme un citron dans le malaxeur du marketing el du service après-vente.
Visage pâle comme le dit le titre de son spectacle. Visage pâle et pied de guerre, prêt à porter le premier coup même si le terrain est miné. C’est pas nouveau pour Renaud. Cette fois pourtant, je sens que c’est pour de vrai. Les cicatrices sont là pour le prouver. Des cicatrices de l’âme qui ont déteint sur le sourire trop pâle, sur les manières trop fébriles, pour ne pas cacher une anxiété, une urgence, qui n’ont plus rien à avoir avec l’enfance de l’art. Renaud est en guerre. Guerre contre les détracteurs qui de tout temps existent, mais qui commencent à avoir le haut du pavé. Guerre des sentiments, guerre des idées, guerre des images, guerre des tranchées.
Renaud a changé : d’attitude et de stratégie. Il accuse moins qu’il se justifie. Il réagit. Avant c’était de bonne guerre et c’était de son âge. On n’attendait pas moins de lui. Il nous faisait le coup de la révolte contre le sale système, et on marchait. Le coup de la contradiction assumée comme une preuve ultime de son allégeance anarcho-libertaire; le coup de la gauche qui revendique le droit de critiquer tout le monde, y compris lui-même ; le coup de la veuve et de l’orphelin dressés contre tous les cons de la terre et leurs beaux frères. Tout cela collait parfaitement au zonard de bonne famille, au soixante-huitard décapé, au chanteur impertinent, énervé, socialiste et né entre le pavé et la plage. Tout cela était dans le fond très rigolo.
Sauf que voilà, le chanteur énervé, l’anarcho-mitterandiste, a 36 ans passé et on dirait qu’il ne rigole plus du tout. Le succès, évidemment ! Le succès et les vilaines jalousies qu’il génère. Jalousie du petit milieu parisien qui en veut à l’enfant gâté gratifié d’un destin doré qui débute de façon cafouilleuse en 75 au Caf Conc, qui se précise en 78, se cristallise en 79 avec son premier printemps de Bourges, s’officialise en 81 avec son premier tube radio, se personnalise avec son premier Olympia en 82 el finalement se comptabilise en 83 avec son premier million pour Morgane de toi.
Après 83, le déluge ou plutôt la vague d’un succès qui monte en flèche et ne tarit pas. succès qui le propulse à guichets fermés au Zénith (la plus grande salle de spectacle à Pans) et le tient au sommet avec Miss Maggy el Mistral Gagnant jusqu’en 88 où ça commence subitement à craindre comme dans « putain de camion, putain de destin, tiens ça craint ». Et ça craint pour Renaud comme ça craint pour quiconque accède au million avant d’être bêlement condamné à répéter l’exploit. Ça craint parce que la barre est tellement haute qu’elle n’a plus de place pour monter, tellement haute qu’il ne lui reste plus qu’à redescendre.
Or c’est précisément cela qui fait problème. Pas tant le succès d’un insolent qui chante la révolte en récoltant les millions, que les ravages du succès sur l’insolent, sur son visage, sa santé, son équilibre, son inspiration. Le succès comme rançon infernale d’un métier sans bon sens qui en bout de ligne finit toujours par piéger ses meilleurs éléments el par les faire débiter des conneries à la télévision.
Putain de métier ! C’est pas Renaud qui le dit mais on sent qu’il n’en pense pas moins. À la place, il raconte comment il a payé pour avoir eu la prétention de croire qu’il pouvait se passer des médias. « Autant, ils nous montent en épingle quand on commence, autant ils nous descendent en flammes quand on a du succès. Avec mon dernier disque, je m’étais dit que je n’avais plus besoin d’eux, que les gens me connaissaient suffisamment. J’ai pas fait de radio, de télé, de journaux el je l’ai payé. Je rencontrais des gens dans la rue. qui me demandaient quand j’allais faire le Zénith alors que je venais tout juste de terminer. On dirait qu’il faut matraquer les gens pour que l’information se rende à eux. »
Renaud a payé. Pire même, il dit qu’il a perdu des gens, perdu des clients. Il ne comprend pas qu’il ait vendu 1.2 millions de disques avec Mistral gagnant et seulement 600,000 avec Putain de camion. Il ne comprend pas plus pourquoi ils étaient 180,000 à l’avant-dernier tour de chant du Zénith, et seulement 100,000 au dernier.
« J’ai perdu des clients et je demande si c’est mon talent qui est en cause ou si c’est la faute des médias ? Je ne comprends plus et j’avoue que le système m’étonnera toujours. Quand on est au top. qu’on va de succès en succès, les gens du métier sont prêts au moindre faux pas à t’écraser. Par exemple, le bruit court à Paris que je me suis planté au Zénith. On titre : « Triomphe de Gainsbourg au Zénith » dans les journaux alors qu’il a fait moins de places que moi et on laisse entendre que je me suis planté. Pareil pour mon disque. Le bruit court que c’est un échec, parce que je n’en ai vendu que 600,000 ! On dirait qu’un drôle de climat s’est installé autour de moi et que le sentiment général en est un de flop. »
J’écoute Renaud depuis quelques minutes et je ne sais plus quoi penser. Est-ce la France rocardo-mitterranditiste qui lui parle et lui signifie son congé ? Est-ce lui qui est en proie au délire parano de la starmania ? Est-ce que je dois le plaindre ? Le consoler ? Lui dire t’en fais mon vieux t’es le meilleur ? Est-ce que je dois lui expliquer que c’est la loi du genre et la loi du nombre qui veut cela que l’on s’appelle Renaud ou Joe Bloe, et que selon Andy Warhol, tout le monde devrait connaître un jour quinze minutes de gloire avant de sombrer dans l’ombre et l’anonymat ? Est-ce que je dois le rassurer en lui soufflant que même Michael Jackson s’est planté avec son dernier disque. Le pauvre en a vendu 20 millions au lieu de 50.
Me semblait pourtant que Renaud était au-dessus de tout cela. Me semblait que le top cinquante, il pouvait s’en passer, merci. Me semblait, comme le dit la chanson, que plus c’est con, plus ça passe à la télévision et moins ça intéresse Renaud.
« Ça dépend, répond Renaud pris au piège de sa propre logique, si on veut faire une carrière peinard et qu’on est habitué à faire des petites salles, alors pas de problème. Si on veut rejoindre beaucoup de gens, c’est différent. Il faut les matraquer, aller les chercher un à un. Et si jamais il y en a moins qu’avant, on se dit qu’on les a déçus, qu’on a moins d’inspiration qu’avant, on lit les critiques et ça fait mal, très, très mal. »
Plus j’écoute Renaud et moins je ne sais quoi penser. On dirait qu’il vient de découvrir le monde alors qu’on pensait qu’il l’avait inventé. On dirait qu’il vient enfin de se réveiller et de comprendre le sens réel, le sens profond de ses chansons. On dirait que celles-ci lui reviennent par la bande, comme un boomerang qui rebondit sans faire de distinction. On dirait que le succès est une drogue et que plus on en a, plus on en a besoin.
Renaud ne sait plus quoi ajouter sinon que ça doit être différent au Québec, que les gens ne sont jamais aussi froids, aussi vicieux qu’à Paris et que c’est pour ça qu’il s’est acheté une maison ici dans un quartier qu’on ne nommera pas. Et qu’un jour s’il peut réussir à convaincre sa bien-aimée, il viendra prendre refuge avec les écureuils, bien au chaud, peinard sur son banc de parc. Et comme je sais qu’il a perdu beaucoup d’illusions depuis quelque temps, je me dis qu’il faut lui laisser cette dernière.
Alors je le salue et le laisse dans la salle à manger vide, avec ses yeux de chien battu et sa frange en guise de visière en me demandant si c’était sa nouvelle cassette ou si c’était la pure vérité qu’il m’a débitée. Et connaissant Renaud comme je le connais, c’est-à-dire mal, mais ayant vu suffisamment de chanteurs dans ma vie pour reconnaître ceux qui friment de ceux qui disent la vérité, j’en déduis que Renaud est un grand naïf, un grand angoissé qui n’a pas fini d’en arracher et que c’est sa façon à lui de négocier avec ce putain de succès.
Je me dis qu’à force de vivre dans la contradiction et de défendre les bonnes causes qui passent, on n’y voit parfois plus clair dans sa conscience, on ne sait plus quoi penser, quoi déclarer et c’est pourquoi on porte la frange très longue pour ne plus voir les méchants et les crétins qui barrent la roule et qui empêchent d’avancer.
Dehors c’est l’hiver pourri qui rage mollement dans l’absence des souffleuses à neige. Les écureuils sont planqués derrière le squelette des arbres, les parcs sont vides et j’ai tout à coup froid dans ma tête pour le poète qui s’inquiète, pour le poète qui pleure sur son triste sort, pour le poète qui craque. Tiens, me semble que ça craint…
Source : Le Devoir