MONTRÉAL | SAMEDI 1er JUIN 2002
SPECTACLES
| DISQUES |
ALEXANDRE VIGNEAULT
Sept années durant, Renaud a essayé de noyer une immense peine d’amour dans la bière et le Ricard. Le chagrin a eu la couenne dure et c’est lui qui a failli sombrer. Sa guitare amassait la poussière dans un coin. Sa plume, asséchée, attendait l’inspiration. En vain. Loin des projecteurs et des télés, loin des journaux et des radios, il s’est caché. Renaud ne croyait plus en rien. Surtout plus en lui.
Ce Renaud plutôt bourré et bien changé est passé par le Spectrum en janvier 2001. Plusieurs ont eu peine à le croire. La tignasse avait viré au gris. La silhouette avait épaissi. Les éternels cernes sous ses yeux s’étaient encore creusés. Et la voix… ravagée. Jamais il n’a donné dans les prouesses vocales, mais quand même.
« J’avais pris une petite brosse, comme vous dites, et je n’étais pas très en forme », acquiesce Renaud. Le lendemain, les médias l’ont « assassiné », comme il dit. « Au lieu de dire que j’avais fait un mauvais concert, poursuit-il, ils ont dit que j’étais fini, que j’étais mort, que je n’avais plus d’humour et de talent. »
Renaud veut aujourd’hui prouver le contraire en lançant Boucan d’enfer, son premier disque de chansons originales en huit ans — le dernier en date étant À la belle de mai. Surprise, il revient même au grand écran. Le chanteur est actuellement à Toronto pour tourner une comédie policière américaine avec Harvey Keitel et ses copains Gérard Depardieu et Johnny Hallyday. « Le cinéma n’est pas ma passion première, concède Renaud, qui avait trouvé longue et fatigante l’expérience de Germinal, mais après des années d’inactivité, j’ai eu envie de le faire pour m’occuper et
pour m’amuser. »
Se regarder en face
Sur Boucan d’enfer, le chanteur n’évite plus son reflet dans le miroir. Il se regarde en face. Se lit, se scrute, se confesse et s’affirme avec une nouvelle fragilité. Dans Je vis caché, Coeur perdu et la chanson titre, il n’est plus
Renaud qui demande à Manu de tenir bon, il est Manu qui a mal au bide de vivre seul. « On reconnaît le bonheur, paraît-il, au bruit qu’il fait quand il s’en va », chante-t-il.
Renaud, qui n’a jamais évité les topos intimes, se fait plus personnel en parlant de ses propres boires et déboires. « C’est une façon un peu impudique de se livrer, convient-il. J’ai toujours eu envie de raconter ce que j’avais sur le coeur. Quand c’était la douleur des autres, je la racontais. Là, c’est ma propre souffrance. Celle d’un homme de 50 ans désabusé, désillusionné, avec un gros chagrin d’amour et qui se détruit. »
Cinq années durant, Renaud n’avait pas écrit une chanson. « Je buvais vraiment beaucoup », dit-il, sans détour. Qu’est-ce qui l’a convaincu de se reprendre en main ? Un ultimatum. Sa fille lui a signifié qu’elle disparaîtrait de sa vie s’il ne cessait pas de boire. « Je me suis dit qu’il fallait que je retrouve son amour. »
Son retour à l’écriture s’est fait de façon plus risquée. Alors qu’il avait arrêté de boire, un ami lui a offert une cuite s’il lui écrivait une chanson. Il lui a dicté Petit Pédé, ses mains tremblaient trop pour qu’il puisse tenir un crayon. « Le lendemain, je l’ai relue et j’étais assez content, se rappelle-t-il. J’ai décidé d’en écrire d’autres. » Il a mis quelques mois de plus à ressortir la tête du Ricard, mais au moins il avait recommencé à écrire.
Sur Boucan d’enfer, le chanteur n’évite plus son reflet dans le miroir. Il se regarde en face. Se lit, se scrute, se confesse et s’affirme avec une nouvelle fragilité. Il n’est plus Renaud qui demande à Manu de tenir bon, il est Manu qui a mal au bide de vivre seul.
Le pot avant les fleurs
Avant d’offrir les fleurs, lançons le pot. Faut bien être sévère avec ceux qu’on aime. Les tristes beautés de Boucan d’enfer sont entachées quelques grosses fautes de goût. Dans Petit Pédé, on a le sentiment que Renaud se caricature. Passe encore. Dans Elle a vu le loup, qui raconte la fois où une amie de sa fille a fait l’amour pour la première fois, on se désole de le voir frôler avec tant de maladresse le pur cliché de la vierge et la putain. Et puis, pourquoi magnifier de la sorte — et surtout en chanson — la virginité de
son adolescente ? Malaise, malaise…
En revanche, les nombreuses chansons dans lesquelles il évacue sa peine d’amour nous arrivent en plein coeur. Les mots sonnent justes, la voix pas tout à fait rétablie aussi. S’il se dit pessimiste et a envie de baisser les bras devant la bêtise humaine et le score inquiétant de Le Pen aux dernières élections françaises (« Des fois, j’ai l’impression d’avoir milité pour rien »), il fait encore entendre une voix dissidente dans Corsic’armes, L’Entarté et surtout la magnifique Manhattan-Kaboul, chantée en duo avec… Axelle Red !
Renaud et la chanteuse pop belge y relaient les points de vue d’un jeune Portoricain mort dans l’effondrement du WTC et d’une petite Afghane prise sous une pluie de bombes. « Je voulais parler des victimes civiles de tous les conflits, signale Renaud. J’aurais pu aussi parler d’un Palestinien tué par un sniper et d’une jeune Israélienne tuée par un kamikaze. Dans tous les conflits, ce sont les civils qui trinquent et les dirigeants meurent très vieux dans leur lit. »
Fort heureusement, le chanteur a complètement arrêté de boire au moment d’entrer en studio, en décembre dernier. « Pour essayer de retrouver mes cordes vocales, altérées par l’alcool et le tabac », explique-t-il. Si on met de côté Elle a vu le loup, où sa voix est carrément irritante, on peut dire que les choses se sont à peu près replacées. Ses fans continueront d’être indulgents vis-à-vis ses contre-performances vocales.
Que reste-t-il lorsque l’amour, seul port d’attache douillet et rassurant dans toute l’oeuvre chansonnière de Renaud, fout le camp ? « Il reste encore l’amour, répond le principal intéressé. Ma femme et moi ne vivons plus sous le même toit, mais elle reste la femme de ma vie. Et puis, il y a l’amour de ma fille et les amis. Tout n’est pas noir. »
Source : La Presse