Paroles & Musique
Nouvelle série N° 6, avril 1988
En termes de métier, on appelle ça un scoop : à l’occasion de la sortie de son nouvel album, Renaud, ayant décidé de ne plus faire aucune promotion – « ni presse pourrie, ni radios-nulles, ni télés craignoss » -, s’est choisi un interlocuteur et un seul : Paroles & Musique. Et il nous a tout dit: sur lui – même, sur sa vie, sur ses angoisses et sa lassitude ses bonheurs et ses doutes. Un entretien – fleuve, passionnant émouvant – et décapant aussi ! Avec son regard aigu et son langage sans fioritures Renaud n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat pour dire ses vérités qui sont aussi celles du métier. Une franchise, un courage qui font du bien dans cet univers trop souvent dominé par la poudre aux yeux et le faux-semblant. L’attitude de Renaud ne lui vaudra sans doute pas que des amis. Elle s’inscrit pourtant dans une évolution d’une rare cohérence : artiste inclassable, lui qui pratique ce métier avec une espèce de désinvolture de seigneur a atteint les sommets sans l’avoir jamais vraiment voulu, Aujourd’hui meilleur vendeur de disques français, leader de sa génération et véritable phénomène du show-biz, Renaud a su garder une lucidité qui l’honore. Et son refus d’aller « se vendre » n’est que aboutissement d’un immense ras-le-bol qui couvait depuis des années fruit de multiples déceptions, attaques on tout genre et autres trahisons Est-il utile de préciser que son nouvel album, Putain de camion, dédié à son ami Coluche, est une totale réussite, sans doute l’un de ses meilleurs – un des plus noirs, également.
Un album, aussi, plus engagé que jamais. Les artistes c’est bien connu, fascinent les politiques : leur charisme et leur aisance à manipuler les foules laissent souvent rêveurs les tribuns du débat public. Les artistes c’est moins connu sont constamment sollicités. Parfois par n’importe qui : que penser de ces élus de droite qui viennent cogner à la porte d’une Juliette Gréco ? En cette période électorale d’intense activité de « récupération », nous sommes allés sonder les rangs de nos ténors du hit-parade. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’entonnent pas tous la même chanson !
Richard Cannavo
LE BRUANT DU PÉRIPH’
Il avance dans la vie, Renaud, pâle sous la tignasse raide, maigre et tremblant, de lièvre, d’impatience, de peur aussi sans doute, il avance de son pas chaloupé, jeans et santiags, avec dans le regard comme une absence, et le cœur grand comme ça. Il roule un peu sa caisse, bien sûr, mais pas plus qu’il ne faut : légende oblige, c’est tout. Il y a chez ce trouvère des temps modernes un air de gosse perdu et de profond ennui, en tout cas un étrange détachement qui semble aux confins de la mort ; ce jeune homme incertain paraît jeter sur le monde un regard clinique, sans indulgence, plus amer que désenchanté ; il semble considérer sa propre aventure avec une espèce de sombre indifférence – sauf à lui parler des siens, et surtout de Lolita, sept ans et demi, Sa môme, sa merveille. « La vie, c’est glauque… » Sa vie désormais, loin des projecteurs et des millions de disques vendus, c’est sa gosse donc, cette famille qui lui tient chaud, c’est une maison au soleil, et les copains.
Mais la vie, c’est aussi ce poison dans la tête… Renaud ne fait pas, n’a jamais fait dans la dentelle ; son univers est à l’image du réel, âpre, noir, tendu. Son nouvel album, magnifique, est bien dans la lignée des précédents ; tout de tendresse et de pudeur, d’émotion et de sourde colère. Ni démago (ça, c’est vraiment pas son genre !) ni populo, ses chansons sont les chansons « réalistes » de nos temps de métal ; à un siècle exactement de distance, Renaud, c’est notre nouveau Bruant.
Un Bruant des banlieues tristes dont le Montmartre serait la porte de Vanves et les boulevards de ceinture, le tourniquet du périph’ et les terrains vagues de la « zone ». Un univers sans joie, oui ; Renaud, c’est un trottoir mouillé sous les réverbères et les zincs de banlieue, les heures grises aux comptoirs de la nuit, les coups de blues au petit jour et le malheur inéluctable – toutes les petites crasses minables du quotidien. Un siècle d’écart et c’est pourtant le même langage, le même regard, surtout ; les histoires de Renaud sont des faits divers sans importance, des tranches de pauvres vies traversées de loubards, de zonards et de paumés en tout genre, silhouettes furtives, humbles et sans poids sur terre. Et vraies, toujours.
Enfant du flipper et des « meules » trafiquées, ce casseur fluet au regard truqué va son chemin chaotique sans offenser personne, mais portant sa vérité au bout de ses poings serrés. Il est un peu sonné par la gloire, les bravos, les dollars, Renaud, lui qui, sans transition, sera passé des courants d’air glacés du métro à la brûlure des sunlights.
Alors, pour se ressourcer sans doute, pour oublier aussi la frime et le mensonge et les envies d’un métier fait de tant d’artifices, il vient respirer un peu d’amitié dans son quartier du Marais, dans ces vieux bistrots brumeux avec des toiles cirées sur le Formica, des voilages jaunis aux carreaux, et l’empreinte de tant de demis sur les comptoirs de bois.
Il est ici chez lui, Renaud, copain-frangines, il a son coin de table et son ardoise, comme vous et moi, et puis le sourire de la patronne, et celui de ses « potes », complice. Il est chez lui, il baigne dans cet univers comme Gérard Lambert navigue à vue sur sa mob’. La cogne, la drague, l’alcool de temps à autre, le flipper fatigué et la rumeur de la ville tout y est, et jusqu’à cette espèce de désespoir diffus, ce vague écœurement, cette lassitude poisseuse où l’on n’en finit jamais de patauger. Alors, chanter ?
Pourquoi pas chanter ? De faire ça, disons que ça l’occupe, ça l’empêche de flipper sur le reste, sur la vie qui s’en va, ça l’empêche de penser à demain, à dans dix ans, dans vingt ans, pourquoi pas dans un siècle, lorsque des brumes du malaise surgira un nouveau Bruant, qu’on qualifiera peut-être alors de nouveau Renaud, « même langage, même regard surtout… ». En attendant, il veut croire en sa chance, Renaud, il veut faire taire cette petite voix en lui, cette peur, insidieuse…
Parce que la vie, oui, c’est aussi ce poison dans la tête… Et si tout s’écroulait soudain ? La gloire, l’argent, tout cet amour, cette douceur de la vie, comme une infinie caresse… Pire, si tout ça le dévorait un jour, et détruisait l’essentiel ? Il se tait un instant, le regard perdu ; un sourire furtif, un plissement des yeux, et il reprend sa môme sur son épaule, Sa guitare et, sans un mot, il s’éloigne, à pas traînants, un rêve incertain dans le bleu de ses yeux. Après tout, qu’a-t-on trouvé de mieux que la réussite pour respirer la liberté, et qu’un enfant pour se donner l’illusion du bonheur ? …
Richard Cannavo
LES SILLONS D’UNE VIE
Toujours tout restituer dans le contexte! Sinon on ne comprend rien; ou de travers. Déjà que, même comme ça, c’est pas toujours facile…
Ainsi, pour le premier album de Renaud, le contexte, c’est l’année 75. Fin de la guerre du Viêt-nam – marquée par la prise de Saigon et la conférence de Paris – Révolution des œillets au Portugal, mort de Franco en Espagne et, en Grèce, chute des colonels. Un grand cru !
Côté musique, c’est aussi le passage au rock de Jacques Higelin (BBH 75), le premier album clef de Springsteen (Born to run) et la parution, coup sur coup, de deux des meilleurs Dylan (Blood on the tracks et Desire). Et puis, 75 marque aussi l’apogée, avant une dégringolade vertigineuse, de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement folk.
UN QUASI-MILITANT DE L’HUMOUR
Le climat idéal, en quelque sorte, pour ~ premier disque d’un jeune chanteur pas encore tout à fait au point vocalement, mais d’une originalité manifeste, et dont les racines plongent tout autant chez Dylan que chez Bruant, chez rock and zone que chez accordéon, chez nostalgie-tendresse que chez anarchisme viscéral.
Produit et réalisé par Jacqueline Herrenschmidt et Français Bernheim, le premier album est une sorte de fourre-tout, où l’on découvre, pêle-mêle, un « Amoureux de Paname » à contre-courant de la mode écolo retour à la terre régnant à l’époque, un jeune anarchiste nostalgique de la Commune (qui est nommément citée dans deux chansons, « Écoutez-moi les Gavroches » et « Société tu m’auras pas » plus d’un à l’époque, et un quasi militant de l’humour, qui passe avec aisance et allégresse des assonances méli-mélo, chères à Baby La pointe (« La menthe à l’eau
»), au gros calembour de potache (« Greta » ).
Humour; rêves libertaires et amour d’un Paris « qui vit encore/Et qui fera de votre enfance/Le plus merveilleux des décors », il y a là les trois composantes fondamentales du personnage de Gavroche tel que l’a dépeint le père Hugo. Car, bien que l’on ait un peu tendance, de nos jours, à ne voir en Gavroche qu’un poulbot folklorique et gouailleur; il ne faudrait tout de même pas oublier qu’il est mort sur les barricades des émeutes de juin 1832. Non content, d’ailleurs, d’invoquer le souvenir du jeune héros des Misérables dans le titre et le refrain d’une de ses chansons (« Écoutez-moi les Gavroches »), Renaud en copie le look (ou, du mains, ridée que nous nous en faisons), et apparaît, sur la pochette de son aIbum, mégot au bec, casquette informe sur la tête, et le sourire à la fois railleur et frondeur.
Image peut-être un peu trop typée, qui sera abandonnée dès l’album suivant, au profit d’une tenue moitié jean, moitié cuir, bien plus en rapport avec la réalité de l’époque. Plus en rapport aussi avec le côté plus rock, zone et loubard que Renaud commence à donner à ses nouvelles chansons. Le mot « rock » définissant plus, en l’occurrence, un état d’esprit, une sensibilité, qu’un véritable genre musical; un peu comme on peut dire que les bandes dessinées de Margerin sont des BD rock, à cause de leur ambiance générale.
En effet, les arrangements du deuxième album, confiés à Alain Ledouarin et Patrice Caratini, surtout connus à l’époque comme accompagnateurs de Maxime Le Forestier, n’ont vraiment pas grand-chose de rock dans leur forme. Passant tour à sur fond de banjo bluegrass et d’harmo, et surtout « La chanson du loubard ») à la java musette la plus classique (« Germaine »), et du tango argentin (« Jojo le démago ») au slow yéyé style surpat’ des années 60 (« Adieu minette »), sans oublier un ban vieux blues bien épais : celui de la porte d’Orléans, les orchestrations confirment une tendance déjà entrevue dans l’album précédent : la musique de Renaud est en équilibre constant entre la tradition populaire parisienne, symbolisée par l’accordéon, la java et la gouaille anarchisante des Montéhus, Bruant, Couté, etc., et l’apport folk-rock de DyIan, lui-même relayé par des pionniers du genre Antoine et Hugues Aufray: « Y’a eu Antoine avant moi/Y’a eu Dylan avant lui/Après moi qui viendra? »
UN MONTREUR DE LANTERNE MAGIQUE
Influences dont le chanteur ne se cache pas, on le voit, mais qui, curieusement, auraient tendance à en masquer une autre, qui pourtant semble évidente à l’écoute de ce deuxième album: celle de François Béranger. Ce dernier ayant toujours revendiqué le double héritage de Bruant et de Woody Guthrie, son style s’est souvent appuyé sur différentes formes de musiques populaires (du blues à la java, lui aussi), tout en composant avec les trois éléments de base, déjà évoqués, et que Renaud réutilise abondamment ici : conscience politique clairement affirmée (« Les charognards »), attachement aux quartiers populaires de Paris (« Blues de la porte d’Orléans ») et sens de l’humour jamais pris au dépourvu, que ce soit dans la grosse farce (« Buffalo débile »), ou afin de masquer une émotion trop farte. Ainsi commente-t-il l’accident de moto d’un copain resté infirme à vie:
« C’est vraiment trop con les platanes. »
Ce deuxième album, qui verra l’explosion du chanteur sur les ondes, avec « Laisse béton », un des gros tubes de l’année 78, est en fait bien plus soigné que le premier. Tant musicalement (le travail de Caratini et de Ledouarin est en tous points remarquable, et Renaud, malgré quelques moments un peu à la limite, chante mieux que précédemment ~u’au niveau de l’écriture, qui s’est affinée, se faisant en même temps plus nuancée, plus précise et plus rigoureuse. On sent dorénavant que les tournures maladroites relèvent en fait d’une volonté de style : l’envie de coller le plus près possible au langage parlé des adolescents. D’ailleurs, certaines chansons comme « La bande à Lucien » ou « Les charognards » sont de vrais petits traités de sociologie, bien plus finement observés que beaucoup d’études de soi-disant spécialistes.
Le succès de « Laisse béton » aidant, le troisième album arrive vite. Il s’ouvre sur une très belle chanson d’amour: « Ma gonzesse », dont la première phrase (donc la toute première de tout le disque) ressemble à une mise en garde pour l’avenir: « Malgré le blouson clouté/Sur mes épaules de velours / J’aimerais bien parfois chanter/Autre chose que la zone ». Cela, ajouté au texte « Peau aime », que Renaud déclame en fin de face B, et dans lequel il répète plusieurs fais, comme un refrain : « Laisse béton, j’démystifie », s’explique par cette fausse image de loubard que certains essayent de lui coller et qui donne lieu, alors, à toutes sortes de polémiques, pas toujours très bienveillantes. Pour certains, Renaud est et restera toujours un véritable enfant de la zone, élevé sur les trottoirs et dans les caves des cités HLM ; pour d’autres, un truqueur véreux qui essaye de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Un peu comme ces bourgeois et ces femmes du monde qui allaient régulièrement s’encanailler; à l’époque de Casque d’or; dans les bouges à accordéon.
Faux débat, bien sûr; et argutie ridicule, puisque Renaud, en ban saltimbanque, est avant tout un montreur de lanterne magique, un créateur de rêves qui esquisse des tableaux et campe des personnages, tout comme un acteur ou un romancier. Eut-on lamais l’idée d’exiger que Dumas fût D’Artagnan ou Giani Esposito, Polyeucte ? Mais la chanson est un art beaucoup plus direct que bien d’autres, en ce sens que le chanteur; parlant directement à son public, est souvent amené à s’exprimer à la première personne: « Je ». Dès lors, il devient parfois difficile de démêler le vrai du fictif, et c’est avant tout une question de feeling, de compréhension réciproque et de confiance. Un peu comme lorsque, passant à côté du sens des phrases pour ne retenir que celui des mots, certaines personnes ont pu traiter Coluche ou Guy Bedos de racistes. Comme quoi certains artistes – même s’ils sont loin d’être la majorité – sont condamnés à avoir un public intelligent.
Ici, jouant à fond sur la dualité loubard périphérique / gavroche au grand cœur; Renaud nous offre quelques belles pièces d’anthologie comme: « C’est mon dernier bal » ou « La tire à Dédé », qui voisinent sans problème avec des ballades plus intimistes, où le chanteur se livre certainement beaucoup plus : « J’ai la vie qui m’pique les yeux » et, bien sûr; la magnifique « Chanson pour Pierrot », pour laquelle Marcel Azzola retrouve quelques-uns de ces accents déchirés qu’il n’a longtemps offerts qu’à Brel.
Album numéro quatre: le ton se durcit. C’est le premier disque de Renaud à porter un titre:
Marche à l’ombre, et la photo de pochette nous montre un visage tendu et un regard dur ; derrière une vitre brisée. L’idée de violence est immédiate, et d’ailleurs la grande majorité des chansons contenues ici sont des chansons teigneuses, comme leurs titres le laissent deviner: « La teigne », bien sûr; mais aussi « Marche à l’ombre », « Baston » et surtout « Où est-ce que j’ai mis mon flingue », où le chanteur règle en vrac un sacré nombre de comptes, sur un ton sans équivoque qui montre que le fric et le succès n’ont pas encore limé les crocs de l’auteur d’« Hexagone ».
DES VIES AUX COULEURS DE L’ÉCHEC
L’écriture, quant à elle, est plus maîtrisée que jamais, et Marche à l’ombre est peut-être l’un des plus beaux disques de Renaud, avec un nombre impressionnant de titres qui font aujourd’hui partie de ses standards personnels :
« Marche à l’ombre », « Les aventures de Gérard Lambert », « Dans mon HLM », « L’auto-stoppeuse » et quelques autres…
La musique oscille toujours entre plusieurs genres, sans jamais choisir résolument son camp, et, Si le racket le country-rock ont la part belle, certains arrangements sont quand même fort surprenants de prime abord. Ainsi, le style « générique de western-spaghetti » qui accompagne « Les aventures de Gérard Lambert », ou la musique de cour qui sert de support à « Pourquoi d’abord ».
Comme les deux albums précédents, et tous les suivants à l’exception de Morgane de toi, Marche à l’ombre est dédié à Dominique, la femme de Renaud; ce qui est bien l’une des rares notes de tendresse d’un album par ailleurs également dédié à Paul Tout, dernier pseudonyme utilisé par Jacques Mesrine avant d’être abattu.
En mars i 980, Renaud investit Bobino et, revenant au vu et au su de tous à ses premières amours, se paie le luxe de faire lui-même sa propre première partie, avec un répertoire entièrement consacré à la chanson réaliste du début du siècle avant de présenter un tour de chant panachant les meilleurs moments de ses quatre albums. Le succès est total, sans réserve, et ça n’est certes pas l’un des moindres mérites de Renaud que d’avoir fait accepter et apprécier par son public, en majorité adolescent, le répertoire de Berthe Sylva, de Fréhel au de Georgius.
Deux albums rendront compte de cette série de spectacles à Bobina. Un double, de qualité assez moyenne, reprenant la seconde partie et n’apportant donc aucune nouveauté par rapport aux productions précédentes, mais permettant d’apprécier la chaleur du contact que Renaud sait établir avec les spectateurs; et, surtout, un magnifique P’tit bal du samedi soir qui reprend tout le répertoire réaliste de la première partie, accompagné à l’accordéon par JOSS Baselli « et son orchestre de musiciens ». Très différent du reste de la discographie de Renaud, cet album fait partie des choses définitivement indispensables et irremplaçables.
Comme pour les grands films à succès, Renaud décide de prolonger « les aventures de Gérard Lambert », sous la forme, ô combien clin d’oeil, du « retour de… ».
N’ayant jamais craint l’autoparodie, le chanteur n’a pas peur de forcer la dose, et ce qui n’était que western-spaghetti dans la première mouture, devient tragédie apocalyptique sur fonds de cuivres tonitruants et de hurlements de loups, avant que le héros de l’histoire ne reparte « dans la nuit vers de nouvelles aventures ». Mais, comme tout remake, « Le retour de Gérard Lambert », malgré quelques belles trouvailles, souffre de la comparaison avec le premier épisode, plus riche, plus spontané, plus inventif.
Si l’on songe au dernier en date des albums studio, qui était Marche à l’ombre, Le retour de Gérard Lambert s’est considérablement adouci. L’humour a retrouvé une place beaucoup plus grande et, Lolita étant née, son père semble désormais envisager les choses de manière plus positive. Même Si certaines de ses chansons, comme « Manu », « La blanche » au « Banlieue rouge » sont là pour nous rappeler la tristesse de ces vies qui n’ont d’autres couleurs que celles de l’échec. Bien que l’œil qu’il pose sur le mande garde la même acuité et la même lucidité, Renaud adopte un ton nettement plus détendu; et, Si le portrait de son « Beauf` » est tracé au vitriol, celui d’« Oscar », son grand-père « ch ‘timi jusqu’au bout des nuages », déborde de tendresse.
Volonté de marquer le virage par un private-joke réservé à ses auditeurs les plus scrupuleusement attentifs, au simple oubli ?:
Le retour de Gérard Lambert est le seul de tous les albums de Renaud où le mot « Byzance », que l’on retrouve dans tous les autres disques comme une espèce de leitmotiv fétiche, n’est prononcé dans aucune chanson.
Après Un Olympia pour moi tout seul enregistré en 1982, et qui montre un Renaud plus que jamais amateur d’humour; de dérision et d’autoparodie, porté par un groupe qui tourne d’enfer; comme une mécanique parfaitement huilée, et qui fait subir un sérieux lifting rock à quelques morceaux qui nous sont familiers au point d’en être devenus des classiques, le chanteur nous livre ce qui reste à ce jour son plus gros succès de vente: l’album Morgane de toi, qui dépassera le million deux cent mille exemplaires vendus.
La pochette, très belle, très tendre, est à l’opposé de celle, Si dure, de Marche à l’ombre. On y voit Renaud portant Lolita suspendue à son cou et tenant dans une main une toute petite paire de santiags et une Télécaster rouge. C’est l’image d’un bonheur serein et, désormais, il faudra tenir compte de ce paramètre derrière chaque coup de cœur au chaque coup de gueule du « chanteur énervant ». Le « loubard périphérique » a vécu, et son perfecto plein de badges est désormais rangé au rayon des accessoires dormants. Sur ses affiches et ses pochettes de disques, Renaud apparaîtra dorénavant en blouson de jean, en salopette, en tee-shirt, voire en anorak, mais plus en cuir.
Une nouvelle page est ainsi tournée, qui n’est en aucun cas une trahison, mais l’évolution d’un homme qui a maintenant passé la trentaine et que la paternité a mon, bien qu’il réussisse le tour de force Si brélien de vieillir « sans être adulte ». En effet, comme il l’écrit dans « Peau aime », Renaud conserve à jamais 14 ans dans sa tête (pour certaines choses seulement) et il le réaffirme ici avec éclat: « Je n’suîs qu’un militant/Du parti des oiseaux / Des baleines, des enfants/De la terre et de l’eau. »
Enregistré à Las Angeles, et servi par une musique exceptionnelle, au fil de laquelle an retrouve des gens comme Albert Lee au Paulinho da Costa, Morgane de toi est un disque à la fois magnifique et très varié. L’énorme tube que fut « Dès que le vent soufflera » et ses clins d’œil en direction du « Santiano » d’Hugues Aufray ne doivent point faire oublier toutes les perles fines qui jalonnent les deux faces, de « En cloque » (carrément une nouvelle dimension dans la chanson d’amour, et un thème qui ne sera pas facile à reprendre après une telle réussite) à « Loulou », (portrait d’un loubard vieillissant qui prend du bide avec la trentaine – tiens donc!), en passant par Sliman, le jeune beur de la « Seconde génération », la réactualisation salutaire du « Déserteur » de Vian et « Ma chanson leur a pas plu », parodie hilarante des styles si caractéristiques de Capdevielle, Lavilliers et Cabrel. Pour finir : Renaud se pastiche à son tour, démontrant ainsi, une nouvelle fois, qu’il n’est absolument pas dupe de l’image qu’il projette, ni de ses tics d’écriture.
Superbe chanson d’amour; dédiée à sa fille Lolita, « Morgane de toi » sera doublée (au sens au l’an assure un coup en photo, et non de dépassement ce qui, sur un tel sujet, serait idiot) par ce pur chef – d’oeuvre qu’est « Mistral gagnant ».
Au terme de longues tractations, Renaud vient de changer de maison de disque délaissant Polydor pour Virgin. A titre de cadeau de bienvenue, il offre à ses nouveaux employeurs un album qui frappé tout de suite aux environs du million d’exemplaires. « Miss Maggie » frisera l’incident diplomatique et déclenchera l’une de ces vagues de francophobie qui agitent périodiquement la Perfide Albion. Le reste de l’album se répartira à peu près équitablement en chansons graves, voire désespérées (« P’tite conne », « Morts les enfants » au « Fatigué »), et en sourires. Mais ces derniers auront parfais du mal à masquer les angoisses du chanteur. Ainsi de « Si t’es mon pote » qui, sur un mode badin sans avoir l’air d’y toucher, de cette peur glaçante que l’on éprouve face à la solitude.
Aujourd’hui, après un mois de travail au studio du Palais des congrès, Renaud sort donc un nouvel album, (trois ans après Mistral gagnant), dont il a réservé la primeur à Paroles & Musique. Ce nouveau LP intitulé Putain d’camion, en mémoire de Coluche, comprend douze titres au ton résolument grave, à une ou deux exceptions près.
La face A s’ouvre sur « Jonathan » dédiée à Johny Clegg, dont Renaud déclare:
« C’est un phénomène comme il y en a un tous les quinze ans, dons la musique mondiale. Comme il y a eu Dylan ou Bob Marley… Quelqu’un qui véhicule presque une idéologie, qui remet en cause toute une société, presque tout un continent. »
Sur fond de cris de guerre et de chants zoulous, « Jonathan », sous une forme presque incantatoire, établit un parallèle entre ce qui se passe du côté de Soweto, et dont les médias parlent sans ambages et d’autres faits qui nous concernent de plus près et qu’on essaye de relativiser; voire de minimiser; telles les morts de Malik Oussékine ou d’Eloi Machoro.
Renaud, comme toujours, se retrouve alors côté cœur; avec un refrain sans équivoque: « Jonathan, je suis comme toi, un peu fou/Un peu kanak, un peu zouJou/Un peu beur; un peu basque, un peu tout / Rebelle, vivant et debout. »
UNE BOULE AU FOND DE LA GORGE
La chanson suivante: « Y pleut », est une nouvelle variation, tout aussi belle que les précédentes, sur l’histoire d’amour entre Renaud et Lolita, qui, grandissant, commence à affirmer son indépendance. Mais « on s’casse pas à six ans et d’mi ».
« La mère à Titi » et « Rouge-gorge » font partie de ces portraits si exactement désespérants que seul à l’heure actuelle Renaud semble capable de brosser. Mais si l’une, semblable à sa sœur de « Banlieue rouge », a définitivement baissé les bras devant la vie, le « Rouge-gorge », chanteur de rues, cultive encore un brin d’espoir à travers quelques vieilles chansons de lutte, et la poignée de « cerises » d’un certain Jean-Baptiste Clément. A tous les niveaux, ce « Rouge-gorge » est vraiment l’une des très grandes chansons de Renaud.
Regard d’une noirceur absolue sur notre environnement quotidien, « Triviale poursuite » évoque tour à tour la Palestine et Nouméa, Soweto et la Vologne. Et, chaque fois, la réponse à la question que se pose (que nous pose) le chanteur est aussi tristement vide: « J’en sais rien, j’donne ma langue au chagrin… » On pourrait alors croire que le ton va se réjouir un peu, car Renaud attaque une de ces caricatures – charges dont il a le secret, et où chaque image fait mouche, un peu à la manière de « L’auto stoppeuse ». Mais, rapidement, son propos glisse sur la situation actuelle, et l’on s’aperçoit alors que sa « Socialiste », loin d’être une égérie de rêve, n’est simplement qu’un pis-aller par rapport aux « autres coquins ».
Puis c’est avec une pudeur infinie que « Me jette pas » aborde un thème fort peu en vogue dans la chanson d’amour: celui du type qui, n’étant pas de bois, a donné quelques coups de canif dans le pacte de confiance. Alors, comme le héros de « Ne me quitte pas », prêt à devenir l’ombre de n’importe quoi, Renaud trouve des mots bouleversants de simplicité et d’amour vrai, sans pour autant oublier le clin d’œil complice, qui est parfois le meilleur baume sur ce genre de blessure. « Me jette pas /Je me frai tout p’it, tout plat/Me jette pas/Ou jette-toi avec moi ».
On retourne alors l’album avec une boule dure au fond de la gorge et l’impression que Renaud a oublié en route son éternel goût de rire. Mais la face B répare l’oubli avec une attaque en règle et au vitriol contre le Top 50 (« Allongés sous les vagues ») et un peu plus loin une « Chanson dégueulasse » dont la corrosion salutaire fera date. De Le Pen à Libé, en passant par B.H.L., nombreux sont ceux qui en prennent alors pour leur grade.
Avant de se refermer sur « Putain d’camion », qui ne peut que laisser sans mots, tout y étant dit sans verbiage inutile, ni grande phrase redondante: « Enfoiré, an t’aimait bien/Maintenant on est tous orphelins », l’album évoque encore la vieillesse qui s’avance en silence, mais qui, au bout du compte, n’est pas si effrayante que ça, car « ça n’arrive qu’aux vivants… » et que, à tout prendre, cela vaut certainement mieux que de finir encastré sous un « putain d’camion ».
Ce nouvel album de Renaud, par son ton globalement grave, rompt avec l’image railleuse souvent accolée au chanteur; mais c’est un disque très global dans son propos, presque un concept – album, et qui apparaît déjà, au bout de quelques écoutes a peine, comme l’une des plus belles réussites de toute la carrière d’un mec au cœur gros comme une HLM, qui glisse peu à peu vers le blues.
M.R.
Source : Le HLM des Fans de Renaud