La faute à Nanterre

Retour sur les premiers pas de Renaud dans le monde artistique, selon la revue Schnock de décembre 2017 (numéro 25) :

En mai 68, une bande d’ados crée un éphémère Comité Gavroche à la Sorbonne. Un des membres du groupe, le jeune Renaud Séchan, y fera ses premières armes musicales.

Un ancien membre du « Comité Gavroche Révolutionnaire », Serge Cazenave-Sarkis, se souvient :

En 68, j’avais 16 ans, je suis arrivé à la Sorbonne avec une manifestation. Je ne savais pas ce que c’était, je suis rentré et je me suis installé là. Pendant deux jours, j’ai traîné sur place et je me suis intéressé en peu de temps à ce qu’il s’était passé depuis le début des « événements ». Je tombe rapidement sur le CRAC, le Comité révolutionnaire d’action culturelle, une organisation avec des étudiants un peu philo, un peu artistes. Tout le monde m’appelait Gavroche, parce que je faisais vraiment très jeune. Et Renaud est arrivé. (…) C’est comme ça qu’on s’est rencontrés. On était une bande de jeunots accolés au CRAC, et ils nous ont appelés le « Comité Gavroche ».

Selon les dires de Serge, le « Comité Gavroche Révolutionnaire » était donc « l’aile jeunesse » du CRAC. Un des membres du CRAC était Évariste (Joël Sternheimer)Voici ce qu’en dit Renaud dans son autobiographie (Comme un enfant perdu – Autobiographiemai 2016) :

Un jour, je vois débarquer dans nos locaux un certain Évariste (de son vrai nom Joël Sternheimer), chanteur, physicien déjà reconnu pour ses recherches. Il se balade dans la Sorbonne avec sa guitare, et sous mes yeux médusés, éblouis, entonne une chanson qu’il vient tout juste d’écrire et de composer : La Révolution.

Il voit comme je le regarde, séduit, enflammé, et à la fin il me demande si je sais taper à la machine. Il a vingt-cinq ans, il compose et chante merveilleusement, et cependant il y a une chose qui lui échappe et que je peux faire pour lui. « Bien sûr que je sais taper ! — Et tu accepterais de taper le texte de ma chanson ? — Laisse-moi le temps de rentrer chez moi et je te le rapporte. »

Mon père me laisse accéder à sa machine à écrire. Une demi-heure plus tard, je retrouve Évariste dans la fièvre folle qui s’est emparée de la Sorbonne. « Merci ! C’est parfait. » Un sourire, il a déjà disparu. Mais pour moi, ce qui vient de se passer est immense : j’ai vu à quelle allure cet ange tombé de nulle part a créé cette chanson magnifique et quelque chose me dit que je saurai faire, que ce n’est pas si difficile. D’ailleurs, j’ai embarqué au passage la guitare de ma soeur Nelly sur laquelle je m’essaie parfois à chanter du Bob Dylan, du Hugues Aufray. Ma guitare sur les genoux, un tract retourné pour bloc-notes, j’écris et je compose ce jour-là en une petite heure Crève, salope !

Bien que Renaud n’ait jamais enregistré sur disque sa chanson Crève, salope, Évariste, lui, enregistra un 45 tours de sa chanson La Révolution (on peut apercevoir la mention du CRAC en haut à droite de la pochette du disque) :

L’autre chanson sur le 45 tours s’appelait « La faute à Nanterre » :



Sur le verso de la pochette du disque, Évariste mentionne, pour la chanson La faute à Nanterre : « avec les « chœurs » du Comité Gavroche Révolutionnaire » :

Encore dans la revue Schnock de décembre 2017, Serge Cazenave-Sarkis mentionne :

Évariste a fait son disque (le 45 tours « La Révolution » / « La Faute à Nanterre »), on avait tous fait les chœurs dessus, mais une fois le disque sorti, il y a eu une scission, chacun est parti de son côté. Comme si les deux autres futurs musiciens du comité, Renaud et Bruno Clavier, auraient voulu être les premiers à sortir un disque…

À moins que la mémoire de Serge lui fasse défaut, il semble fort probable que Renaud faisait partie des « chœurs » du Comité Gavroche Révolutionnaire lors de l’enregistrement de la chanson La faute à Nanterre (il n’est évidemment pas possible de distinguer sa voix). Il s’agirait donc de la toute première chanson que Renaud ait enregistrée dans sa carrière !

Lors d’une interview accordée au magazine Je chante ! Magazine No 3 nouvelle série (« Spécial Mai 68 », soulignant les 40 ans des évènements de mai-juin 1968), Évariste discuta de sa chanson « La faute à Nanterre » :

J’ai participé aux manifs, j’étais très actif à la Sorbonne occupée. C’est là que j’ai rencontré un certain nombre de gens comme Sarkis Cazenave, qui avait fondé le groupe Gavroche avec Biaise Recoing, auquel a très vite adhéré le jeune Renaud Séchan, tout juste 16 ans, qui était là, avec son père… Je me souviens que le père de Renaud était très admiratif devant son prodige de gamin ! J’avais écrit une chanson, La Révolution, et au CRAC (Comité Révolutionnaire d’Action Culturelle), personne ne savait taper à la machine… excepté Renaud qui s’est proposé de me taper à la machine le texte de La Révolution… C’est en voyant le texte tapé qu’il s’est dit qu’il pouvait en faire autant et il a aussitôt écrit sa première chanson qu’il avait appelée Crève, salope ! Je dois dire qu’il a fait mieux depuis !

Lucien Morisse n’a pas voulu sortir le disque La Révolution sur son label AZ ?

Non, mais il y avait sa raison et son cœur… Dans le bureau de Lucien Morisse se trouvait un de ses collaborateurs d’Europe 1, Michel Brillé, qui m’a demandé ce que j’allais mettre sur la face 2. J’ai répondu que j’avais bien une petite idée qui commencerait par : « Je suis tombé par terre / C’est la faute à Nanterre… ». Et c’est lui qui a répondu, du tac au tac : « Le nez dans le ruisseau / C’est la faute à Grimaud… » Et la chanson est partie de là !

Comment s’est déroulé l’enregistrement de La Révolution ?

Les musiciens ont accepté de fonctionner en autogestion. Même le studio nous a fait des facilités, en acceptant d’être payé sur les ventes. Guy Boyer, qui joue de l’orgue dans La faute à Nanterre, ne m’a envoyé sa facture que quelques temps après ! Bref, ce disque a été fait dans l’enthousiasme de Mai 68… Dans les chœurs du Comité Gavroche, il y avait Sarkis Cazenave et son frère Luc.

Évariste ne se souvenait malheureusement pas si Renaud faisait partie des « chœurs du Comité Gavroche Révolutionnaire » :

La pochette du 45 tours mentionne la participation du Comité Gavroche dans les chœurs… Renaud a donc peut-être chanté sur ce disque ?…

Je ne me souviens plus très bien, mais peut-être était-il présent à la séance d’enregistrement.

Pour les 50 ans des événements de Mai 68, France Musique présenta en trois volets « Les Chansons de Mai 68 », dans l’émission « Tour de chant » avec Martin Pénet. Les trois épisodes sont disponibles ici, ici et ici. Durant le troisième épisode, Évariste revient sur le 45 tours « La Révolution » / « La Faute à Nanterre ». Bien qu’il ne mentionne pas directement Renaud, il souligne la participation du Comité Gavroche Révolutionnaire pour la chanson « La Faute à Nanterre » :

Il semble que Renaud ait voulu plus tard faire un clin d’œil à la chanson « La Faute à Nanterre » avec « Où c’est que j’ai mis mon flingue », une chanson parue sur l’album Marche à l’ombre (1980).  Comparez les rimes par vous-même !

La faute à Nanterre
Je suis tombé par terre

C’est la faute à Nanterre
Le nez dans le ruisseau
C’est la faute à Grimaud

Où c’est que j’ai mis mon flingue
Si un jour j’me r’trouve la gueule par terre 

Sûr qu’ça s’ra d’la faute à Baader. 
Si j’crève le nez dans le ruisseau 
Sûr qu’ça s’ra d’la faute à Bonnot.

Enfin, vous pourrez lire ci-bas les paroles de la chanson « La faute à Nanterre » :

La faute à Nanterre
(Paroles et musique d’Évariste (Joël Sternheimer))

Je suis tombé par terre
C’est la faute à Nanterre
Le nez dans le ruisseau
C’est la faute à Grimaud

On m’ a foutu en taule
C’est la faute à De Gaulle
On m’a tout amoché
C’est la faute à Fouchet

Y’en a marre du capitalisme
Y’en a marre du paternalisme
Y’en a marre du foutu gâtisme 
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Y’en a marre du bureaucratisme
Y’en a marre du conservatisme
Y’en a marre du foutu gaullisme
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Les frontières on s’en fout
Cohn-Bendit avec nous
Nous sommes tous des juifs allemands

Je suis tombé par terre
C’est la faute à Nanterre
Le nez dans le ruisseau
C’est la faute à Grimaud

Si j’suis d’venu anar
C’est la faute à Geismar
Si j’ai eu mon bachot
C’est bien grâce à Sauvageot

Si j’me suis fait plein d’amis
C’est grâce à Cohn-Bendit
Si j’me suis fait des ennemis
C’est aussi grâce à lui

Y’en a marre du capitalisme
Y’en a marre du paternalisme
Y’en a marre du foutu gâtisme 
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Y’en a marre du bureaucratisme
Y’en a marre du conservatisme
Y’en a marre du foutu gaullisme
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Ce n’est qu’un début continuons le combat
Ce n’est qu’un début continuons le combat

Interdit d’interdire
Oh prenons nos désirs
Pour des réalités

Je suis tombé par terre
C’est la faute à Nanterre
Le nez dans le ruisseau
C’est la faute à Grimaud

Ave Maria